DEBORDIANA

CORRESPONDANCE
1960

 

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Guy Debord à Asger Jorn

Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957-août 1960
Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre 1999

Lundi 4 janvier [19]60

CHER ASGER,

J’ai passé le film avec succès. Nous avons trouvé un diffuseur1 pour la revue et nos livres, qui prend l’exclusivité pour la France. J’aurai donc besoin

1°) des 100 exemplaires de Mémoires qui sont chez Augustinci (mais il vaut mieux lui laisser la caisse qui est 3 fois plus lourde que le contenu) et il faut annuler notre projet concernant La Hune2.

2°) de ton avis avant d’y joindre Pour la forme (en tenant compte qu’il ne m’en reste que 190 exemplaires).

Il y a aussi la question de la « Bibliothèque d’Alexandrie ». J’ai une réponse de Constant (prix, etc.).

Passe me voir aussitôt que possible après ton retour.

Amitiés,

GUY

1. Le Terrain vague. [Note de l’édition Fayard.]

2. Librairie du boulevard Saint-Germain. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Asger Jorn

Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957-août 1960
Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre 1999

Vendredi 8 janvier [1960]

CHER ASGER,

Je dois aujourd’hui quitter Paris, pour quelque temps, et je ne peux malheureusement attendre de t’avoir vu pour discuter des problèmes hollandais et autres.

D’après les lettres que j’ai reçues, les Hollandais sont résolus à faire la manifestation1, mais leur projet me paraît encore très vague et insuffisant (le labyrinthe doit être conçu d’après une idée d’ensemble qu’ils ne soupçonnent même pas, et non comme sommaire disposition d’un local que nous serions appelés à meubler. Les Hollandais devraient d’abord nous fournir le plan des salles, et avoir la modestie d’ouvrir une discussion parmi nous sur cette idée d’ensemble).

J’ai arrangé de mon mieux un minimum de diffusion du n° 3 de la revue. Et, comme je te l’ai écrit dans une récente carte, nous avons maintenant un diffuseur commercial, qui sera certainement très utile pour la publicité, et peut-être même financièrement, ensuite.

Je laisse ici pour toi le texte corrigé de Critique de la politique économique2, et le manuscrit.

J’ai écrit à Herman [Wolsgaard-Iversen], de Liège, que le film serait à sa disposition à Bruxelles chez Wyckaert (10, place de la Justice), à partir du 15 janvier. En effet, les gens de Liège ont tenu à le présenter d’abord dans leur ciné-club. Je n’ai pas eu de réponse d’Herman : il faudrait peut-être prévoir son remplacement ? J’insiste sur ce fait que d’un minimum d’effort d’exploitation de ce film, entrepris sans autre délai, dépendent non seulement une rentrée financière relativement importante, mais même sa portée artistique.

L’état de nos dettes est le suivant :

— 120 000 F à l’imprimeur, qu’il serait bon, à tous points de vue, de payer au plus vite.

— 140 000 F, encore dus au laboratoire G.T.C. pour les derniers travaux du film, le tirage des 2 copies que nous avons. Ceci peut certainement attendre à février.

En outre, il faudra prévoir une dizaine de milliers de francs à peu près comme droits pour le passage du film à la commission de censure, et autant peut-être pour une petite campagne d’information à propos de son interdiction.

Michèle [Bernstein] t’expliquera les détails de la diffusion des livres et revues.

En outre, il faut s’entendre sur le programme des travaux en Hollande — ou son abandon. Tu pourras trouver Michèle, à partir de mardi soir, impasse de Clairvaux.

Amicalement,

GUY

1. Projet de transformation en labyrinthe des salles 36 et 37 du Stedelijk Museum d’Amsterdam (cf. I.S. n° 4, p. 5). [Note de l’édition Fayard.]

2. Qui sera achevé d’imprimer en mai 1960, à Bruxelles. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Asger Jorn

Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957-août 1960
Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre 1999

Mardi [2 février 1960]

CHER ASGER,

J’ai trouvé hier la trace de ton passage. Merci.

Moi-même, je reviens de Bruxelles où j’ai rencontré Constant et Wyckaert. Nous avons vu ainsi, et développé ensemble, le projet des Hollandais qui était déjà, à ce stade, très satisfaisant : j’ai un plan établi par les architectes pour l’aménagement de 2 salles en labyrinthe. On a beaucoup travaillé. Et maintenant la parole est à Sandberg.

Veux-tu passer chez moi demain soir, mercredi à 21 heures ?

Amicalement,

GUY

 

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Guy Debord à Jacques Ovadia

Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957-août 1960
Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre 1999

Paris, le 13 février [19]60

CHER CAMARADE,

Merci de votre lettre. Je vous envoie aujourd’hui quelques exemplaires du n° 3, paru récemment.

Nous accepterons volontiers votre concours. Sous quelle forme, je vous le laisse à juger, considérant toutefois que les limites de notre bulletin nous obligent à nous borner à des articles théoriques assez généraux — ou à des propositions essayant d’illustrer concrètement ces problèmes.

Le prochain numéro, en principe, devrait sortir vers le 30 mai. Si vous connaissiez à Tel-Aviv une librairie d’« avant-garde », vous pourriez lui proposer de notre part de prendre en dépôt quelques exemplaires, et d’être notre dépositaire exclusif pour le pays ? Nous n’avons aucune diffusion en Israël.

Bien cordialement,

G.-EDEBORD

 

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Guy Debord à Jacques Ovadia

Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957-août 1960
Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre 1999

30 mars [19]60

CHER OVADIA,

On vous a envoyé les exemplaires que vous demandiez, à l’exception de Fin de Copenhague, épuisé complètement, et remplacé par un livre fait plus récemment sur la même base technique.

Votre article, comme votre lettre, souligne justement cette nécessité d’envisager une totalité, hors de laquelle on ne peut concevoir un programme de revendications ou de novation qui soit réellement à l’échelle des moyens de l’époque. Ceci est aussi vrai, scandaleusement, ici qu’en Israël. Nous vivons dans le monde malheureux produit par les réformismes fragmentaires — qui impliquent aussi la cohabitation permanente avec les plus grands périls réactionnaires.

On passera votre article dans le prochain numéro. Je ne peux garantir qu’il n’y aura pas quelques coupures : notre comité de rédaction a la main lourde (et, comme vous pensez, aucun respect de la propriété littéraire).

On sera contents d’avoir de vos nouvelles, ainsi que de vos camarades, des conditions que vous rencontrez, et des projets du type des nôtres dans votre pays.

Amicalement,

G.-EDEBORD

 

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Guy Debord à Jacques Ovadia (fragment)

Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957-août 1960
Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre 1999

21 avril [19]60

(Promettant un recueil I.S. anglais « dans pas très longtemps »)

… Comme vous le dites, l’éclatement réel, social, de la culture est encore à provoquer, pratiquement. Si des crises de la culture, comme le dadaïsme, ont signifié sa décomposition au regard (dans la conscience) des professionnels avancés de cette activité, la véritable crise finale de la culture est inséparable de la crise globale de la société. Un des premiers points de la résolution révolutionnaire d’une telle crise sera précisément la fin de la séparation spécialisée entre « producteurs de la culture » et le reste des gens vivants (donc, aussi, entre un « domaine culturel » plus ou moins moderniste, et le reste de la vie).

 

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Guy Debord à Asger Jorn

Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957-août 1960
Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre 1999

6 juillet [1960]

CHER ASGER,

Il est bien triste que Christensen soit mort au moment même où paraissait ton livre. Mais la coïncidence devrait aggraver beaucoup la mauvaise conscience au Danemark ? Photo et dédicace sont étonnamment fortes dans cette optique.

Il y a beaucoup de nouvelles dont il faudrait parler (j’espère que nous nous rencontrerons avant Londres ?). J’écris très rapidement sur quelques points.

La réaction du musée Léger est très rare : c’est un aveu de rage pure, une imprudente sortie hors des sûrs retranchements du « silence méprisant ».

Isou a fait, dans une petite librairie de la rue de Seine, une exposition de tableaux à composer par le public1. C’est un plagiat manifeste de ton exposition de mai [19]59, avec une théorie qui essaie d’intégrer à l’Isou-isme — et en termes de délire isouïen — tous les facteurs négatifs que nous représentons pour lui depuis quelques années.

Je suis accablé de lettres et de textes du lamentable Estivals2 : une réponse à mon article d’I.S. 4, par laquelle il se plaint d’avoir été méchamment foulé aux pieds, ridiculisé pour la galerie, etc. Une étude imbécile de Pour la forme avec laquelle il s’essayait bravement à provoquer « l’éclatement » de l’I.S. « commencé déjà par Rumney » ! Ce type serait la tête de Turc idéale pour la polémique s’il était ministre de la Culture, ou même à la place d’Herbert Read. Mais je crains qu’on ne puisse se justifier de poursuivre un dialogue avec un tel sous-produit obscur de la niaiserie sociologisto-universitaire ?

D’accord pour le sursis d’un an à la fraction « Spur ». Essayons pendant ce temps d’élever le niveau.

Très intéressé par les développements situologiques et situographiques de la topologie. Il faut s’instruire vite de toutes les conclusions scientifiques là-dessus — et les adapter ou détourner. La force première de notre position est d’intervenir là-dedans en tant qu’activité artistique (avec un jeu des gestes élevé à la dignité de l’art) alors que la tendance à l’observation objective a dû être dominante avant.

À propos de Sandberg, j’ai cru rapporter assez précisément l’analyse que tu faisais de son rôle actuel. C’est au moins la mienne, si tu veux bien noter que le texte veut dire évidemment que ces « réformistes » sont préférables aux réactionnaires — et à soutenir contre eux, car en effet on s’était trompés sur le départ de Max Bill. Et je n’ai jamais pensé, ou écrit, que certains de ces gens n’avaient pas eu les intentions et les goûts les plus révolutionnaires (en 1945 ou aujourd’hui). Seulement, ils sont dans un cadre cuturel et pratique qui rend presque impossible une action qui met en question ce cadre. Ceci n’excuse pas les sabotages des Hollandais dans la préparation. Mais c’est, plus que l’argent, l’enthousiasme pour nous qui a manqué à Sandberg en mars. Il est vrai que Sandberg savait mieux que nous la misère de notre section hollandaise ! En tout cas, je regrette si la rédaction de « Die Welt als Labyrinth » est aventurée ; mais elle n’exprimait en rien l’avis de Constant. Constant n’a pas participé à la rédaction d’I.S. 4 (il n’a donné que son article plus la photo du stade américain). Mais je pense que tout cela est plus apparent quand on a vu les documents sur la rupture. D’autre part, si le ton de cette note éditoriale est un peu désinvolte et ironique — mais sûrement pas agressif — pour Sandberg, peut-être cela fera-t-il une moyenne avec la politesse un peu trop exagérée que Pinot, en notre présence, a manifestée au même ?

Je suis d’accord pour la question du temps. Mettre l’accent sur l’art non conservé ou toute autre activité situationniste voulue « directe » n’est pas, n’a jamais été, un choix de l’amnésie ou un refus de l’histoire (ce qu’Estivals avait inventé sous l’étiquette « présentéisme »). En termes pris dans ta Critique (page 22), la valeur de l’art ne doit plus être cherchée dans sa qualité, sa permanence. Ce qui bien sûr n’exclut pas les qualités et durées relatives. Et il est très vrai que l’I.S. a déjà une histoire, et aussi « travaille pour l’histoire ». Je ne crois pas que la notion de « non-avenir » chez Frankin tombe non plus sous ce même reproche. Mais pour moi aussi elle reste extrêmement mystérieuse !

Constant a seulement répondu à ma dernière lettre : « Si la passion m’égare, l’indécision te perd3. » C’est-à-dire qu’il veut appeler indécision mes décisions quand elles lui sont absolument opposées. Et il n’a pas répondu sur la seule question qui se pose encore : les 200 exemplaires de la monographie, ce qui déterminera aussi le degré et les formes de l’hostilité qu’il va s’attirer de notre part. Il faut être prêts à diverses formes de pression, surtout sur cette question des monographies. Déjà, j’ai pris soin de ne lui envoyer qu’un seul exemplaire d’I.S. 4. Il n’en aura pas d’autre avant d’avoir réglé honnêtement les questions pratiques restées en suspens.

La monographie de Pinot [Gallizio] sera faite pour le 15 juillet. Je t’envoie ici une lettre de Pinot, assez amusante (et reprenant franchement le thème de la division du travail entre « durs » et putains dans un même mouvement). C’est la deuxième que je reçois : avant, il parlait déjà de l’exposition de Constant qu’il arrange avec Genia. Ainsi, nous aurons sûrement l’occasion de rire à la rentrée : il y a gros à parier que le pur Constant retrouvera son cher Pinot dans la galerie de Genia, tout heureux de faire quelques conférences sur l’urbanisme unitaire en compagnie de Jean-Jacques Lebel ou autres purs penseurs antiprocès4 maison. Peut-être ira-t-il finalement jusqu’au Brésil, avec la fameuse Soshana ? Tout cela va si vite.

Jacqueline de Jong m’a écrit qu’elle adhérait à l’I.S. Elle demandait si elle pouvait contacter les restes de la section hollandaise. J’ai répondu que nous avons dû balayer aussi ces restes, et qu’elle devrait venir directement à la conférence de Londres. Joli pour relever le drapeau en Hollande, je crois ?

Amitiés,

GUY

1. Exposition d’art « supertemporel » en juin 1960. [Note de l’édition Fayard.]

2. Robert Estivals, directeur de la revue L’Avant-garde artistique. [Note de l’édition Fayard.]

3. Par télégramme. [Note de l’édition Fayard.]

4. Manifestation collective « pour le droit de l’homme à disposer de lui-même » organisée par Alain Jouffroy et Jean-Jacques Lebel. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Asger Jorn à Guy Debord
(dans sa graphie originelle)

Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957-août 1960
Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre 1999

12 juillet 1960

[…]

P.-S. : Pinot [Gallizio] est revenu sur le question du role economique que je joue dans le mouvement situationniste. Je voudrait bien pour que il n’aurait pas des dispositions defavorables pour le mouvement dans le future pour des raisons economiques, ce que j’espere n’est que une inquietude sans fondement, et pour eviter toutes malentendues sur cette question preciser que mon interet pour le mouvement situationniste est purement personelle et passionelle, d’une facon directe, et si le developpemens inevitables des circonstances sociaux necessite mon exclusion du mouvement ceci ne change absolument en rien mon attitude purement economique envers cette mouvement. Le surplus economique que mon situation sociale en tant que peintre me donne trouve pour moi son meilleur placement dans le mouvement situationniste, meme si le meme mouvement serait oblige de m’attaquer pour pouvoir attaquer un situation a lequelle je ne peut pas echapper, mais qui gene le mouvement. Je sait bien que un tel situation est possibe même si je fais tout pour l’eviter. Mais aucun homme n’est capable de tout prevenir. Ca me donne en tout cas une assurance au sujet de la justification de ma precence dans le mouvement, si nous sommes d’accord pour que cette probleme ne change rien en ce qui concerne mon apport economique au mouvement. Je pense que au fur et a mesure que le mouvement situationniste se developpera beaucoup de gens absorbé d’un travail particulier, qui leur empeche directement de participer au travail situationniste sere heureux de placer le surplus de leur energie enchainée dans le mouvement de ce facon.

 

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Guy Debord à Asger Jorn

Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957-août 1960
Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre 1999

Samedi 16 juillet [1960]

CHER ASGER,

D’accord sur la définition de l’exclusion. Le manque d’intérêt et d’entente doit en effet être exprimé, « officialisé », comme une fin, une suppression des obligations réciproques, et en rien une agression. Comme je l’ai écrit à Constant, nous voulons épargner à tout le monde les ennuis d’une « phase dramatique ». C’est seulement au cas où eux-mêmes ne reconnaîtraient pas là-dedans leur propre avantage, et voudraient être agressifs, que nous saurons les suivre sur ce terrain. Comme on a déjà été obligés de le faire parfois dans le passé ; et toujours à notre honneur. Parce que, justement, nous avons toujours pu le faire avec détachement.

Ci-joint deux documents : 1) la suite prévue de la position fausse de Constant, et une réponse qui va sans doute contribuer à la clarifier… 2) Un article où même Charles Estienne1 est conduit à prendre une position sympathique, et plus intelligente, contre les deux lamentables crétins qui sont les protégés de Genia.

Je vais m’occuper de la topologie aussitôt que possible. Et je lance l’alerte générale dans l’I.S. sur le thème : « Que connaissez-vous de la topologie ? » Si les Américains essaient de banaliser le problème, on peut toujours faire remarquer que j’avais évoqué cette notion dans I.S. 3, page 37 (plus que brièvement, il est vrai).

As-tu reçu les Critique de la P[olitique] É[conomique] envoyées à Albisola par Maurice [Wyckaert] ? Ici, j’ai diffusé à peu près tout ce que j’avais reçu. Je crains qu’un paquet ne soit bloqué en douane.

Frankin m’écrit qu’il a trouvé la Critique excellente, et qu’il estime que tu as « établi un lien capital pour la disparition de l’argent » dans la prochaine société. Bravo !

Le même Frankin vient de faire une pièce de théâtre, dont je n’ai lu encore que la préface, mais qui semble tout à fait bouleversante et expérimentale. C’est en tout cas une chose excellente que notre présence s’étende peu à peu à tous les secteurs artistiques existants. C’est par cette progression que l’on pourra imposer un champ d’action d’ensemble. L’erreur théorique de Constant (pour ne rien dire des manœuvres pratiques) peut s’exprimer ainsi : il escamote les réels et multiples problèmes de l’architecture, en les supposant résolus, alors que nous avons à peine commencé d’envisager ce terrain, et il saute directement au-delà même de l’urbanisme, dans une production de maquettes (ce qui veut dire, dans ces conditions, en fait une sculpture plus impérialiste qu’aucun des autres arts ne l’a jamais été contre ses voisins).

Si on peut toucher des gens de théâtre, et les inciter à présenter une pièce comme celle que Frankin annonce, on ouvrirait aussi un nouveau domaine important pour le scandale situationniste. Il faudra songer à cela.

La monographie de Pinot [Gallizio] a connu d’autres petits retards. Je pense l’envoyer le 20 juillet seulement.

Pour la lumaline, je serais très hésitant, même si l’I.S. allait en s’enrichissant. Il faudra peser la question. L’effet est évidemment superbe. Mais le prix est terriblement élevé : 100 000 de couverture (pour 1 600 exemplaires seulement de la revue), mais surtout 60 000 de frais supplémentaires à l’imprimerie représentant un très long travail de pliage et brochage entièrement à la main — les machines cassent la lumaline, qui aussitôt se déchire. Et nous avons failli perdre tout le stock à ce stade de la fabrication (par ce procédé on a eu moins de 10 % de perte relative, qui sont des exemplaires assez mal brochés).

À bientôt. Amitiés,

GUY

P.-S. : Je trouve que le post-scriptum de ta lettre est économiquement juste. Il pourra être un utile argument de « propagande » auprès de certaines personnes. Car Pinot qui, dans l’I.S., avait déjà cherché, assez sournoisement, à déprécier ton rôle en agitant cette question du financement, en fera certainement encore plus usage maintenant qu’il est au-dehors (ces choses-là l’obsèdent un peu). Mais pratiquement, il n’y a aucun problème. Je crois qu’on a à faire ensemble un immense travail qui commence à peine. Si peu de gens peuvent le faire dans un futur proche (j’espère en être), et j’espère que toi-même tu ne penses pas à t’absorber dans un travail particulier, en tout cas pas avant le jour où tu auras été confirmé dans ta place de directeur général de l’U.N.E.S.C.O.

GUY

1. Charles Estienne, critique d’art. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Asger Jorn

Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957-août 1960
Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre 1999

Paris, le 26 juillet [1960]

CHER ASGER,

J’ai reçu hier une lettre sympathique, de Prem. Les Allemands ont entendu dire que Eisch aurait écrit une lettre à l’I.S. « après sa visite chez Pinot [Gallizio], concernant l’affaire Pinot, etc. Nous ne savons pas son contenu et, actuellement, nous ne connaissons pas son opinion sur les idées situationnistes. En tout cas, c’est son opinion privée » (fin de la citation).

Je ne sais rien de cette lettre. Peut-être l’as-tu reçue ? Ceci semble signifier qu’après avoir accepté avec joie son départ « dans l’amitié » (c’est ce que m’a écrit Giors [Melanotte], qui était à Paris, mais que je n’ai pas voulu rencontrer), Pinot essaie maintenant d’intriguer du côté des Allemands. Mais Eisch, justement, est écarté déjà par le groupe allemand. Et les autres se sont d’avance désolidarisés de ce que Eisch pourrait dire.

Je réponds à Prem :

1) les raisons générales et le caractère irréversible de la séparation d’avec Pinot.

2) Que lui et ses camarades sont, en ce moment, les responsables de l’I.S. en Allemagne, et que s’ils ont quitté Eisch, nous aussi (c’est la seule politique cohérente pour nous puisque nous jouons la carte de l’unité et de la discipline du groupe « Spur »).

À part cela, Prem annonce qu’ils travaillent à traduire la revue et ta Critique ; et qu’ils vont essayer « d’étudier et utiliser la topologie ».

Es-tu content de la monographie de Pinot ? J’en ai fait un service de presse (assez restreint) et j’ai envoyé jusqu’à présent 1 paquet de 10 exemplaires à Pinot, un autre à toi. Faut-il envoyer plus tout de suite ?

Amitiés,

GUY

P.-S. : [Au]Gus[tinci] n’a pas encore versé son dernier tiers. Mais je pense qu’il est de bonne foi. L’ambiance est cordiale ; et j’ai retardé le début du tournage à la fin d’août.

 

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Guy Debord à Michèle Bernstein
Carte postale de Munich adressée à « Michèle Debord ».

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

[Munich, fin septembre - début octobre 1960]

OBJET AIMÉ,

La bière est bonne l’automne à Munich.

Tout va probablement s’arranger au mieux.

Asger [Jorn] a été d’autant plus ébloui par ton ouvrage1 que Glob2 vient de lui renvoyer comme impubliables les 200 pages sur l’art préhistorique qu’il avait amoureusement composées cet été. Glob a dit : « Long et confus. » Et Asger dit maintenant : « Elle trouve des éditeurs, elle ! »

Mille baisers. Je signe fièrement,

HEGEL3

1. Tous les chevaux du roi, Buchet-Chastel/Corrêa. [Note de l’édition Fayard.]

2. Professeur P.V. Glob, archéologue danois, conservateur en chef du musée des Antiquités nationales. Ami de Jorn, il contribuera à plusieurs de ses écrits archéologiques et ethnologiques. [Note de l’édition Fayard.]

3. Guy Debord, on le sait, n’usait de pseudonymes que sur le plan privé-ludique ou dans des « débats internes, là où il y avait de bonnes raisons de ne laisser que des traces discrètes ». [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Robert Estivals
Télégramme

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

12 octobre 1960

IMPOSSIBLE VENIR 18 HEURES — STOP — VOULEZ-VOUS MÊME ENDROIT1 20 HEURES SINON TÉLÉPHONEZ — STOP.

BIEN À VOUS

DEBORD

[Robert Estivals dans le Who’s Who]

1. Café Le Rouquet, boulevard Saint-Germain. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Robert Estivals

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Paris, le 17 octobre 1960

CHER ESTIVALS,

Comme je vous l’ai dit, mes amis et moi-même avons toujours choisi d’accepter dans tous les cas le dialogue, même ennuyeux, avec qui le recherche, à la seule condition que nous ne soyons pas clairement avertis d’une incompatibilité radicale, ce qui n’est pas rare dans les conditions actuelles. Et justement la lecture de Grammes n° 5 m’oblige à vous communiquer les observations suivantes :

1) Vous maniez avec une dangereuse légèreté l’accusation de mensonge (Grammes 5, page 26), et en la fondant sur le fait que les seuls textes dont vous disposiez lors de votre étude « établissent clairement… cette notion présentéiste du moment isolé ». Vous tirez encore la preuve de ce présentéisme de deux citations extraites des pages 17 et 18 de mon Rapport. J’admets à la rigueur que vous arriviez à donner à ces deux phrases un sens absolutiste en refusant de voir que l’une (page 17) est tout simplement le détournement de la stupide expression « une situation d’avenir », et que l’autre (page 18) se réfère expressément à la division permanente du travail — et à son dépassement révolutionnaire — en deux lignes que vous croyez pouvoir sauter. Mais je ne peux admettre que vous n’ayez pas lu ou pas compris une phrase précisément placée entre vos deux citations (Rapport, page 18, lignes 3 et 4) qui envisageait tel moyen de fixer « les instants les plus significatifs d’une situation, AVANT QUE L’ÉVOLUTION DE SES ÉLÉMENTS N’AIT ENTRAÎNÉ UNE SITUATION DIFFÉRENTE ». Prétendre alors que la situation était présentée comme un pur instant indivisible, et ne serait devenue moment dialectique que pour « parer votre critique », c’est bien hardi. Je ne veux pas vous relancer ce reproche de mensonge. Il me suffit qu’il ait été employé si aisément contre un seul de nous pour juger qu’il a déjà nié absolument une reconnaissance réciproque comme « interlocuteurs valables ». Si vous appelez encore ceci de la mégalomanie, c’est que vous êtes trop peu exigeant pour vous-même.

2) Votre lettre ouverte — qui passe sous silence beaucoup de réponses précises que je vous ai faites dans mon article d’I.S. 4, sans que je sache si vous les rejetez, ou si vous les acceptez tout en les tenant pour négligeables — relève justement que plusieurs reproches que vous m’aviez faits vous ont été retournés par moi. Vous vous arrêtez au procédé, que vous dénoncez avec une indignation assez comique, dont vous tirez une leçon de psychologie, et presque de sociologie de l’avant-garde ; mais sans envisager un instant le critère de vérité à ce propos. Car il se peut que chacun de nous reproche à l’autre, par exemple, d’être prisonnier des instruments et des habitudes de la pensée bourgeoise. Mais, après tout, si c’était vrai d’un seul de nous ? Et même, peut-être, de celui qui avoue fièrement « suivre la pensée » de Fustel de Coulanges (Grammes 5, page 28) ?

3) La culture est ainsi faite qu’une tendance révolutionnaire doit d’abord y combattre la confusion. Et je trouve que vous, avant d’avoir entrepris de faire reconnaître par qui que ce soit — à tout le moins, avant d’avoir réussi — l’éventuel intérêt de votre apport à une discussion, vous entretenez maladroitement le maximum de confusion, par un éclectisme qui frise le racolage, et une indiscrète manie d’impliquer dans une collaboration supposée des gens qui s’y refusent hautement (cf. Grammes 5, page 16). Je précise que je ne juge aucunement nombre de vos nouveaux collaborateurs, qui me sont à peu près inconnus. Mais il ne vous faudrait pas faire un trop fatigant usage de cette dialectique qui vous est chère pour arriver à ce jugement global qu’une entreprise artistique d’aujourd’hui est plus que suffisamment ridicule quand elle se mêle à une revue aussi miséreuse que Sens plastique, ou à ce M. J.-J. Lévêque qui est un des HUIT critiques d’art parisiens qui ont jugé élégant de figurer comme tels dans l’annuaire du téléphone 1960.

Ainsi donc, j’estime qu’il serait inutile, et même peu honnête, de se rencontrer à partir de telles équivoques. Bien sincèrement,

GUY DEBORD

[Robert Estivals dans le Who’s Who]

 

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Guy Debord à Robert Estivals

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Le 24 novembre [19601]

CHER ESTIVALS,

Je vous remercie de votre mot du 22 (ainsi que des précisions de votre lettre précédente).

Les efforts d’Isou méritent peu de réaction : le développement d’un ensemble de postulats faux sur 137 pages ou sur 137 000 pages reste dérisoire. Et contester une foule de truquages de détail, ce serait long et ce serait être dupe de ce néant déguisé en tribunal. Asger Jorn, qui m’a apporté cette revue2, m’a donné en même temps un texte en réponse. Et je n’ai rien à y ajouter.

Le fond du problème est qu’Isou croit encore possible de nous faire quelques avances, d’évoquer une discussion éventuelle, au moins sur des questions réduites, avec l’I.S. dans l’avenir. Et la vérité est que depuis l’affaire Chaplin3, en octobre 1952, ni moi, ni personne étant en contact avec moi, n’avons eu le moindre « accord tacite » ni laissé la moindre possibilité de discussion à Isou. Et nous ne le ferons jamais dans l’avenir, à n’importe quel prix. Vous trouverez peut-être ceci anti-scientifique — orgueilleux —, mais je persiste à croire qu’il s’agit là encore d’un jugement global inévitable, les interventions sur les relations humaines ne pouvant sincèrement adopter l’objectivité de sciences exactes dans leur examen de phénomènes séparés.

Je suis bien d’accord avec vous pour penser que vous êtes plutôt de notre côté, s’il faut choisir, entre l’expérience que nous essayons de définir et la théologie isouïenne.

Les désaccords entre vous et moi, qui ne sont pas minces, procèdent d’un dialogue, difficile mais réel. Contrairement au cas d’Isou — et de beaucoup d’autres gens que nous avons choisi pour de solides raisons de traiter toujours en ennemis —, je n’ai jamais dit ni pensé que le dialogue avec vous était fini, impossible à jamais. J’ai seulement refusé certaines conditions actuelles de ce dialogue (dans le fond et aussi dans la forme) qui l’empêchaient d’être clair et utile. Je ne préjuge pas de l’avenir.

Bien cordialement,

GUY DEBORD

P.-S. : Le fait de rejeter votre « Centre de confrontation » du « Soleil dans la Tête » ne signifie naturellement pas que nous ne voulions pas faire à la revue Grammes un service de presse de 10 exemplaires de nos publications (même plus si vous le souhaitez).

[Robert Estivals dans le Who’s Who]

1. Cette lettre se trouvait classée parmi celles de 1960. M. Estivals, étonné de ne pas la voir figurer dans le volume I, la daterait, lui, de 1959, mais n’a pu fournir aucune précision concernant son « mot du 22 » ni « sa lettre précédente ». Cependant, un extrait de sa « lettre à Debord sur la conséquence de la mégalomanie… » paraissait dans le numéro 5 de l’I.S. en décembre 1960. [Note de l’édition Fayard.]

2. Poésie nouvelle n° 10 (premier trimestre 1960). [Note de l’édition Fayard.]

3. Isidore Isou s’était alors désolidarisé de l’attaque lancée, par la « gauche lettriste », contre Charlie Chaplin (Finis les pieds plats, octobre 1952). C’est de cette scission que devait naître l’Internationale lettriste. [Note de l’édition Fayard.]

 

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Guy Debord à Maurice & Rob Wyckaert

Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

Mardi soir [6 décembre 1960]

CHERS MAURICE ET ROB,

Asger [Jorn] est arrivé chez moi ce matin. Son explication est qu’il était effectivement au Conseil1 ! Seulement à distance. Il était entraîné, au sud de Venise, dans une discussion extraordinaire avec le fameux Marinotti2 qui fait des propositions énormes, justement sur le sujet que nous avons traité au Conseil (construire une ville)…

L’affaire est tellement grosse — à première vue — et si délicate, qu’elle nécessite d’abord que tous les situationnistes observent un absolu secret sur ces possibilités. Et, ensuite, que nous ayons beaucoup de lucidité et des calculs soigneusement pesés avant de marcher dans cette direction. Mais nos conclusions sur la « société anonyme », etc. viennent exactement à leur heure, et nullement en avance.

Ce que j’ai dit à Alsemberg sur la proximité de notre reconnaissance comme avant-garde artistique d’un type tout de même très spécial ; et sur les cartes qu’il faudrait alors être prêts à jouer dans une très courte période d’accélération rapide, pour transformer nos pouvoirs artistiques en pouvoirs plus larges — se trouve nettement confirmé. Et surtout, je crois qu’il nous faut prévoir comme, peut-être, extrêmement rapproché, ce moment de transformation (où il faudra savoir jouer très vite).

Comptons sur la réunion du Conseil, à Paris, au plus tard le 15 décembre3. Et nous allons essayer d’avoir la revue d’ici là.

Je n’ai pas le temps d’écrire une autre lettre. Je vous prie de lire celle-ci avec Attila [Kotányi].

Asger, fortement heureux de Spur 2 et du lancement de Maurice avec l’exposition d’Essen4.

Encore merci pour la réception magnifique dans votre château.

Amitiés,

GUY

Important P.-S. : Je m’avise avec désolation que j’ai oublié chez vous mon disque écossais, dont Maurice m’avait annoncé l’arrivée…

Et, en écrivant ceci, je me souviens même qu’il y a peut-être eu un quiproquo : Rob me parlait peut-être de lui, quand moi, comprenant qu’il s’agissait du tourne-disques que vous m’aviez proposé autrefois, j’ai répondu que j’avais déjà un autre (électrophone) ! Moralité : l’I.S. est un vaste malentendu qui ira loin !

*

[En marge :] Autre importante note :
Toute la déclaration lue par Maurice à l’I.C.A. est déjà traduite en anglais (ce jour-là…). Ne recommencez pas ce travail. Je vous enverrai bientôt le texte anglais.

1. La première session du Conseil central de l’I.S. s’est tenue du 4 au 6 novembre 1960 à Alsemberg. [Note de l’édition Fayard.]

2. Paolo Marinotti, magnat italien du textile. [Note de l’édition Fayard.]

3. En réalité le Conseil ne se réunira qu’en 1961, du 6 au 8 janvier. [Note de l’édition Fayard.]

4. À la galerie Van de Loo du 20 octobre au 26 novembre 1960. [Note de l’édition Fayard.]

 

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