DEBORDIANA

Notes à Constant
Guy-Ernest Debord

Contributions à l’histoire de l’Internationale situationniste et son temps. Volume II
Ralph Rumney, Le Consul. Éditions Allia, Paris, octobre 1999

 

 

Écologie, psychogéographie et transformation du milieu humain
Guy-Ernest Debord [21 mars 1959]
Fragment (deux premières pages d’un manuscrit de six pages)

 

1

LA PSYCHOGÉOGRAPHIE est la part du jeu dans l’urbanisme actuel. À travers cette appréhension ludique du milieu urbain, nous développerons les perspectives de la construction ininterrompue du futur. La psychogéographie est, si l’on veut, une sorte de « science-fiction », mais science-fiction d’un morceau de la vie immédiate, et dont toutes les propositions sont destinées à une application pratique, directement pour nous. Nous souhaitons donc que des entreprises de science-fiction de cette nature mettent en question tous les aspects de la vie, les placent dans un champ expérimental (au contraire de la science-fiction littéraire — ou du bavardage pseudo-philosophique qu’elle a inspiré — qui, elle, est un saut, simplement imaginaire, religieux, dans un avenir si inaccessible qu’il est détaché de notre propre monde réel autant qu’a pu l’être la notion de paradis. Je n’envisage pas ici les côtés positifs de la science-fiction, par exemple comme témoignage d’un monde en mouvement ultra-rapide.).

 

2

Comment peut-on distinguer la psychogéographie des notions voisines, inséparables, dans l’ensemble du jeu-sérieux situationniste ? C’est-à-dire les notions de psychogéographie, d’urbanisme unitaire et de dérive ?

Disons que l’urbanisme unitaire est une théorie — en formation — sur la construction d’un décor étendu. L’urbanisme unitaire a donc une existence précise, en tant qu’hypothèse théorique relativement vraie ou fausse (c’est-à-dire qui sera jugée par une praxis).

La dérive est une forme de comportement expérimental. Elle a aussi une existence précise comme telle, puisque des expériences de dérive ont été effectivement menées, et ont été le style de vie dominant de quelques individus pendant plusieurs semaines ou mois. En fait c’est l’expérience de la dérive qui a introduit, formé, le terme de psychogéographie. On peut dire que le minimum de réalité du mot psychogéographique serait un qualificatif — arbitraire, d’un vocabulaire technique, d’un argot de groupe — pour désigner les aspects de la vie qui appartiennent spécifiquement à un comportement de la dérive, daté et explicable historiquement.

La réalité de la psychogéographie elle-même, sa correspondance avec la vérité pratique, est plus incertaine. C’est un des points de vue de la réalité (précisément des réalités nouvelles de la vie dans la civilisation urbaine). Mais nous avons passé l’époque des points de vue interprétatifs. La psychogéographie peut-elle se constituer en discipline scientifique ? Ou plus vraissemblablement en méthode objective d’observation-transformation du milieu urbain ? Jusqu’à ce que la psychogéographie soit dépassée par une attitude expérimentale plus complexe — mieux adaptée —, nous devons compter avec la formulation de cette hypothèse qui tient une place nécessaire dans la dialectique décor-comportement (qui tend à être un point d’interférence méthodique entre l’urbanisme unitaire et son emploi).

 

3

Considérée comme une méthode provisoire dont nous nous servons, la psychogéographie sera donc tout d’abord la reconnaissance d’un domaine spécifique pour la réflexion et l’action, la reconnaissance d’un ensemble de problèmes ; puis l’étude des conditions, des lois de cet ensemble ; enfin des recettes opératoires pour son changement.

Ces généralités s’appliquent aussi, par exemple, à l’écologie humaine dont l’« ensemble de problèmes » — le comportement d’une collectivité dans son espace social — est en contact direct avec les problèmes de la psychogéographie. Nous envisageons donc les différences, les points de leur distinction.

 

4

L’écologie, qui se préoccupe de l’habitat, veut faire sa place dans un contexte urbain à un espace social pour les loisirs (ou parfois, plus restrictivement, à un espace urbaniste-symbolique […]


« À propos du programme à constituer pour le Bureau de recherches, si tu trouves beaucoup d’intérêt dans l’ouvrage de sociologie que je t’ai prêté, je peux établir une première liste de points par lesquels une vision, disons psychogéographique, se sépare (vers la complexité et l’enrichissement) de la vision écologique d’une ville, aussi intelligent que soit le réformisme urbaniste que cette dernière vision fonde. » — GUY DEBORD, lettre à Constant, 3 mars 1959.

« Pour les notes que tu me demandes, te faut-il quelque chose de “rédigé”, ou de simples notes sommaires que tu utiliseras à ton gré ? (je crois cette dernière solution préférable…) Je peux t’envoyer cela dans quelques jours. C’est très bien aussi de faire cette publication grâce à la “Liga”.
N’oublie pas de me garder une traduction française de ceci […] pour publier et citer dans le troisième numéro de la revue. » — G
UY DEBORD, lettre à Constant, 11 mars 1959.

« Excuse-moi de n’avoir pu répondre plus vite à ta demande des notes psychogéographiques. […]
Pour tes travaux à publier, je joins à cette lettre quelques notes sommaires dont tu peux te servir — partiellement — comme éléments de ton propre travail. Mais c’est fait au fil de la plume, ce sont des réflexions éparses, peut-être, pour certaines, contradictoires ? Ne tiens compte que de ce que tu admets dans tes propres démonstrations.
J’envoie en même temps — sous pli séparé —
un article plus cohérent sur la psychogéographie, paru voici presque quatre ans. Il faudra me rendre cette revue. Là, tu peux prendre des citations. » — GUY DEBORD, lettre à Constant, 21 mars 1959.

 

* * *

 

Notes pour le « manifeste » contre Cobra
Guy-Ernest Debord [Paris, août 1959]
Fragment (première page d’un manuscrit de deux pages)

 

Titre possible : CONTRE TOUT GLORIEUX PASSÉ

Points à souligner :

L’ambition de « Cobra » : un art expérimental, une activité internationale organisée.

Double échec de « Cobra » :

1) L’abandon de l’expérience pour un style Corneille-Appel (citer au moins le titre d’une note éditoriale dans le n° 2 d’« Internationale situationniste » : Ce que sont les amis de Cobra et ce qu’ils représentent). Le rôle rétrograde des actuelles prétentions néo-Cobra.

2) L’institutionalisation de Cobra comme art national moderne de la Hollande (exporté comme tel à Paris en ce moment, où il parvient comme la lumière des étoiles mortes) ; alors que ce contenu national veut dire aujourd’hui provincial, quand l’Europe même n’est qu’un terrain de départ minimum pour les progrès d’une nouvelle culture, la première qui se pose en termes d’unité mondiale.

On présente — pour soutenir ce rôle rétrograde de Cobra et combattre les nouvelles expériences — systématiquement et malhonnêtement l’I.S. comme une suite de Cobra. C’est totalement faux.

1) Il n’y a que très peu d’anciens membres de Cobra dans l’I.S. (particulièrement Jorn et Constant). [Ne pas les nommer ici ni les compter.]

2) Ils n’y sont pas comme continuateurs […]


« De même, il faut obtenir les signatures des Hollandais, avec la tienne, sous l’attaque contre Cobra. » — GUY DEBORD, lettre à Constant, 7 septembre 1959.

« Depuis ma dernière lettre […] j’ai vu Gallizio qui séjournait, seul, quelques jours à Paris.
D’après ce qu’il m’a dit — j’estime
extrêmement urgent la parution du n° 2 de Potlatch comportant l’attaque que nous avons combinée contre le néo-Cobra et l’art moderne hollandais. En effet, Pinot m’a appris qu’à Venise (à l’exposition de l’“art vivant”, organisée par l’industriel Marinotti et Sandberg) tout était consacré à Appel, qui a présenté certaines constructions — avec des étoffes — intitulées “ambiances” ou même “situation”.
En soi, le fait que nous sommes ainsi détournés par des ennemis externes, ridicules, n’est pas dangereux — en tout cas bien moins dangereux que si un tel détournement était fait par des situationnistes. Mais Jorn aurait, paraît-il, l’inquiétude des manœuvres de Sandberg pour placer ses artistes hollandais — par tous les moyens — comme
leaders de l’art moderne. Il s’inquiéterait même à propos de notre manifestation d’Amsterdam. J’ai pu rassurer Pinot en lui disant immédiatement que nous étions arrivés, toi et moi, à des conclusions analogues concernant le jeu de Sandberg, et que notre attaque très sévère paraîtrait incessamment dans Potlatch n° 2. Ce qui veut dire que nous ne ferons la manifestation d’Amsterdam qu’en toute liberté et selon nos plans, avec l’aide de Sandberg, mais contre ses idées. J’ai dit aussi que de la sorte nous avons pris le risque, d’un cœur léger, de rompre toute l’affaire d’Amsterdam si Sandberg s’affectait trop de cette attaque (à mon avis cela ne fera que clarifier les choses, et renforcer notre position.
J’attache donc la plus vive importance à ce que cette question soit réglée — si possible dans les 8 jours qui suivent — par l’envoi de
Potlatch 2 (au besoin sans illustration photographique).
Et cela d’autant plus, qu’ayant entendu parler d’une possibilité pour Pinot de faire paraître un texte dans la revue
Notizie, du sinistre Pistoi, je l’ai prévenu que cette publication n’aurait pas lieu sans entraîner des ruptures dans l’I.S. Il a donc promis de retirer le texte. Mais il faut être prêt à une crise salutaire — et par conséquent avoir bien nettement réglé l’autre question en litige — et d’autant plus que c’est effectivement la solution que nous avons adoptée nous-mêmes à Paris. » — GUY DEBORD, lettre à Constant, 22 septembre 1959.

« Cependant nous avons aussi à nous garder du dangereux trust Sandberg-Marinotti, dont je t’ai parlé dans ma précédente lettre. Il semble d’ailleurs que leurs buts soient assez différents : Sandberg peut vouloir présenter un mouvement novateur scandaleux (et il essaiera de le rattacher officiellement à Cobra) — à nous de jouer à partir de cela. Marinotti, au contraire, s’oppose absolument au scandale, et à tout “mouvement” en général. Il veut seulement acheter Jorn — et sans doute la peinture industrielle de l’innocent Gallizio. Il paraît donc que Marinotti (Gallizio dixit) voudrait “m’éliminer”, moi (à cause du Rapport), et, bien entendu, tout mouvement organisé. C’est très comique, et cela ne peut que servir à en éliminer d’autres, que nous renverrons cirer les bottes des Marinotti-Drouin, et autres patrons. Je crois que Jorn a bien compris l’histoire Marinotti. Gallizio peut-être moins — ou bien, il fait semblant de ne pas comprendre. Appel semble le pion commun de tous ces joueurs. Ce serait le héros du “situationnisme” du camarade Marinotti ! Donc, j’insiste pour l’envoi urgent de Potlatch 2, avec l’article prévu, sur Cobra. » — GUY DEBORD, lettre à Constant, 25 septembre 1959.

« D’accord pour publier dans la revue la mise au point sur Cobra. Mais je pense qu’il aurait été bon de la faire paraître dans Potlatch, puis de la reprendre dans I.S. avec un commentaire qui aurait permis de l’aggraver encore.
[…] Je crois que sur Cobra, tout le monde parmi nous est d’accord ; il y a certainement ici un malentendu : où as-tu vu que Jorn ait nié ton rôle dans Cobra ? Je ne sais rien de tel. Il faut que tu relises (dans le n° 2 d’
I.S.) la note éditoriale intitulée “Ce que sont les amis de Cobra…” Ceci, d’abord pour éviter de redire certains arguments déjà employés, dans l’attaque que tu veux faire. Et aussi pour vérifier que ton rôle y est présenté comme essentiel : cet article a été entièrement approuvé par Jorn (qui est même à considérer comme cosignataire puisqu’il figurait déjà au comité de rédaction de la revue).
Il faut en finir avec ces éternels problèmes de l’héritage de Cobra. C’est ainsi que nous-mêmes finissons par surestimer ce mouvement, et son sens. Si Appel parodie maintenant une certaine formulation situationniste (je n’appelle pas vraiment cela “s’installer doucement dans nos positions”), il fait comme Michel Tapié, ou d’autres. Et personne n’a besoin de demander l’autorisation de Jorn pour cela… » — G
UY DEBORD, lettre à Constant, 8 octobre 1959.


14 octobre 2000

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