Correspondance entre Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti [Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume II. Éditions Champ Libre, Paris, novembre 1981] Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti Le 21 avril 1978
LA « BRIGADE ROUGE » a fait des progrès constants depuis la bombe de Milan, dans l’inflation des enjeux — Moro n’est plus que Calabrese — mais non dans les méthodes : ils ont toujours su tuer efficacement, et l’exploitation des coups souffre encore de la même mise en scène pauvre, illogique, pleine d’hésitations et de contradictions.
Des gauchistes, aussi stupides que puissent être leurs intentions et leur stratégie, n’auraient en aucun cas pu opérer par eux-mêmes de cette manière. D’abord, s’ils n’étaient pas couverts, ils auraient agi de façon à perdre moins de temps depuis l’enlèvement (car la possibilité qu’ils soient déjà infiltrés ou se trouvent un jour dénoncés à quelque niveau, celle aussi qu’ils fassent quelque bêtise, ou rencontrent quelque malchance, seraient évidemment apparues au moins à l’un d’entre eux). Ils auraient tout de suite, clairement et avec la plus pressante insistance, demandé quelque chose : soit la libération de prisonniers — comme dans le cas de Baader —, soit la diffusion de leur propagande, soit la révélation de certaines pratiques récentes de l’État démo-chrétien semi-stalinisé, à travers des aveux extorqués à Moro, ou tout simplement attribués à Moro. Mais ils sont naturellement indifférents au sort des quelques accusés de Turin ; ils n’ont aucune thèse discernable ; ils ne veulent pas compromettre le personnel de l’État, qui d’ailleurs n’a montré aucune crainte de ce côté-là.
Je suppose que l’intelligence du peuple italien, qui ne s’exprime pas dans les mass media, a en très grande partie compris tout cela. D’où les divers rebondissements des derniers jours. Moro serait « suicidé » pour donner mieux l’impression d’un style terroriste traduit de l’allemand (et alors son corps serait dans un lac qui peut-être contenait justement un autre corps, mais on corrige que ledit corps était ailleurs, car on a dû songer que la simple coïncidence serait étrange, et que les informations sur les incidents advenus dans les campagnes les plus reculées sont plus accessibles chez les carabiniers que chez les terroristes urbains). Dans le cinéma hollywoodien, on dit : « Coupez : On refait la scène. Elle manquait de naturel. » Alors Moro n’est plus suicidé, et on veut maintenant l’échanger dans un court délai. Etc.
L’affaire est évidemment conduite par des ennemis du compromis historique, mais non des ennemis révolutionnaires. Les gauchistes sont ordinairement si naïfs, même en Italie, qu’ils tombent assez volontiers en ces occasions dans des discussions pleinement théologiques sur les problèmes de la violence révolutionnaire, comme cet enfant de chœur à qui son esthétisme passéiste de « l’attentat anarchiste » avait fait croire autrefois qu’Oswald avait abattu Kennedy. C’est donc une discussion à peu près sur le modèle : « Si Dieu existait, aurait-il enlevé Moro ? » Mais ne devrait-on pas dire plutôt : « Peut-être que Censor existe, et qu’il a changé de politique ? »
Les staliniens savent évidemment qui dirige ce coup contre eux. Le fond fragile de leur politique, c’est que tous les démo-chrétiens sont officiellement leurs amis. Certains de leurs amis exercent cette pression contre d’autres de leurs amis. Les staliniens disent qu’il ne faut pas céder : et que peuvent-ils dire d’autre ? L’omertà régira ces rapports jusqu’à la fin. Mais que va donner effectivement cette pression, poussée à ce point ? Les choses qui sont dites ne sont que des signes chiffrés d’un affrontement qui se joue ailleurs. On a pris de grands risques pour démontrer que l’entrée des staliniens dans la majorité n’a pas ramené l’ordre, tout au contraire. Il ne faut pas oublier que si du point de vue de la révolution, et aussi du point de vue d’un certain capitalisme moderne à la Agnelli, la participation stalinienne ne change absolument pas la nature de la société de classes, il existe d’autres secteurs du capitalisme dont les intérêts, ou même les passions, sont complètement opposés au coût de ce changement, et en font ouvertement un casus belli.
Les staliniens sont cruellement embarrassés (l’euro-communisme a déjà échoué, en France comme en Espagne). Mais si le public d’aujourd’hui est étonné par de telles énormités, les chefs staliniens, et quelques autres vieux antifascistes, ont vu tout cela, et mieux, dans une autre Espagne, au temps de leur jeunesse, quand on enlevait Andrès Nin. C’est là qu’ils ont appris à se taire. Et comme dans les Brigades Internationales ils défendaient la République espagnole en se taisant, ils défendent la République italienne. Et les Républiques qu’ils défendent ainsi ne durent pas longtemps.
Leur obligation de se taire sur divers crimes parce qu’ils se sont tus sur les précédents, cette donnée du problème qui est si bien connue de leurs ennemis et justifie tant d’audace, n’est pas seulement fondée sur leurs propres crimes staliniens d’une autre époque. Ils ont collaboré, par leur silence, au coup de 1969, dont tout le reste est sorti. Parce qu’on n’a pas cru savoir, puis su sans le savoir, puis su sans conclure, que l’État avait commencé le terrorisme à Milan (qui sollicite d’être invité à un bout de la table de l’État, malgré ses propres antécédents louches, ne dira pas à haute voix que les assiettes y sont sales), l’Italie politique est entrée dans cette apparente folie. Il n’y a pas eu publiquement d’« affaire Dreyfus », non parce que le scandale était moindre, mais parce qu’aucun parti n’a jamais exigé une conclusion vraie. Ainsi l’Italie, qui avait eu un « mai rampant » a aggravé sa maladie par une « affaire Dreyfus rentrée ».
Ceux qui ont décidé l’enlèvement de Moro n’ont peut-être pas justement calculé toutes les conséquences, et leur interaction ; mais ils les ont certainement pesées. Ils sont prêts à tout pour obtenir un changement maintenant, et ils sont maintenant objectivement contraints de l’obtenir. Celui qui a fait cela montre, du même coup, qu’il peut faire pire. Ce qui est en ce moment provoqué et terrorisé, c’est tout le camp du « compromis historique ». On voit déjà comment il réagit. Si la pression ne réussit pas très prochainement dans une sorte de douceur, un coup de force est obligatoirement programmé.
Les expérimentateurs qui opèrent en Italie, et commencent à en faire le laboratoire européen de la contre-révolution, sont habitués à une complicité générale de tous ceux qui ont la parole, complicité qui, poussée à ce point, donne au pays une fausse allure d’imbécillité générale. Mais on sait très bien qu’il y a eu une ou deux exceptions. J’ai connu un homme qui passait son temps parmi les « sfacciate donne fiorentine », et qui aimait s’encanailler avec tous les ivrognes des mauvais quartiers. Mais il comprenait tout ce qui se passait. Il l’a montré une fois. On sait qu’il pourrait encore le faire. Il est donc considéré aujourd’hui par certains comme l’homme le plus dangereux d’Italie.
CAVALCANTI
* Lettre de Gianfranco Sanguinetti à Guy Debord I Fagiolini, le 1er juin 1978
MON CHER CAVALCANTI,
Si, pour qu’il ne me soit interdit de te lire, est-il nécessaire qu’on enlève Moro, cet enlèvement a au moins eu cette utilité ! Et si, pour que je puisse à nouveau te parler librement, fallait-il dix scandales ou une révolution, je ne demanderais pas mieux. Malheureusement, je n’ai reçu qu’hier la lettre datée du 21 avril et parvenue au Doge, qui a été longtemps à l’étranger. Le silence précédent, qui avait duré trois longues saisons m’a tellement attristé qu’il m’a rendu infirme pendant tout ce temps. Et cette sotte de Paola me dit par téléphone qu’elle a aussi une lettre pour moi, mais qu’elle ne me l’a encore envoyée. Cette fille est si lente en toute chose qu’elle vient de quitter son mari seulement maintenant !
Le 16 mars, jour de l’enlèvement de Moro, j’étais à Milan où j’avais rendez-vous avec le Doge dans l’après-midi. Au matin, lorsque la nouvelle du coup de Rome rebondissait dans tous les coins d’Italie, le hasard a voulu que je rencontre dans la rue Pietro Valpreda, auquel j’ai tout de suite demandé si cette fois-ci pouvait-il produire un alibi meilleur que celui de l’autre fois. Puisqu’il m’a dit qu’il n’en avait aucun, et moi non plus, je lui ai répondu que rien ne tombait mieux pour moi que de se faire voir ensemble ce matin-là : car personne ne m’aurait inquiété si je pouvais prouver, pour n’importe quelle éventualité qui pouvait s’ensuivre, que j’étais avec un personnage tout à fait brûlé, et que donc personne n’aurait plus osé déranger une deuxième fois. Il m’a ensuite invité chez lui, pour écouter les premières nouvelles, et c’est là que je lui ai proposé, puisqu’il est si connu dans le monde entier en relation à la provocation de 69, de faire tout de suite une magnifique déclaration publique et imprimée, où d’un ton tout à fait sarcastique il « revendiquait » gaiement cette nouvelle provocation, puisqu’elle provenait clairement de la même personne qui avait mis la bombe de Piazza Fontana. Je lui avais même écrit un petit texte ; mais tu sais qu’il n’est pas l’homme le plus hardi de Milan, ni le plus lucide : et donc il a refusé d’une manière catégorique, avec l’argument qu’il en a plein les bottes de prisons, de police et de provocations. Il m’a offert une petite bouteille de Barbera qui était la seule chose sans exception qu’il pouvait m’offrir, outre l’alibi. Et maintenant, depuis quelques jours, il vient d’être condamné sans appel à dix mois de prison ferme pour avoir jadis insulté le ministère public Occorsio (qui a ensuite été tué à Rome, officiellement par des néo-fascistes, mais qui avait été l’un de ceux qui avaient monté juridiquement l’accusation contre Valpreda). Et ainsi il retourne en prison sans gloire après en être sorti sans mérite personnel ; et le fait d’en avoir les bottes pleines ne le sauvera point de cette dernière beffa que notre « justice » se fait de lui !
Quant à ma position particulière, dans cette époque trouble, j’ai pensé tout de suite que si en 1969 il aurait été fort dangereux de ne pas passer dans la clandestinité, en 1978 passer à la clandestinité aurait été la plus dangereuse chose que je pouvais faire. En fait, dès la première heure, quiconque étant recherché n’était trouvé tout de suite, après l’enlèvement de Moro, avait droit à une grande photo sur les journaux, avec tout ce qui pouvait s’ensuivre. Je suis donc retourné au plus tôt à la campagne, où je vis dans une rélégation volontaire, pour ainsi dire, et où rien ne peut être clandestin, tout le monde voyant tout le monde ; et je n’ai pas manqué de me faire voir tous les mardis au marché, où rôdent des carabiniers, sans plus jamais bouger d’ici. Bref, j’ai « cultivé mon jardin » et mes oliviers, comme n’importe quel gentleman, cazzo, doit faire à la campagne.
Le choix a été bon et, s’il ne m’a pas évité d’être ennuyé, comme tu vas voir, m’a certainement évité des plus graves ennuis. Par contre, beaucoup de gauchistes sont passés à la clandestinité, par bêtise et par mythomanie de la « répression », et maintenant sont recherchés et pris tous les jours, sans aucune meilleure raison que leur absence.
Ton analyse du 21 avril est la chose du monde qui ressemble le plus à cette fameuse lettre que Messer Niccolò écrivait de Marignano, je crois, à ce Bartolomeo Cavalcanti, et correspond parfaitement à celle que j’avais fait, et commencé à écrire, quoique d’une façon moins serrée, en forme de petit pamphlet, sous le titre de « Ultimo Avvertimento al signor Giulio Andreotti sul terrorismo — ovvero contributo al disintossicare l’opinione del pubblico circa il rapimento di Aldo Moro, e gli attentati che seguiranno ». Pour des différentes raisons, je n’ai pu ni le publier ni même l’achever. Entre autres, je donnais cette « preuve » : que si c’étaient vraiment des gauchistes à faire ce coup, alors cela signifierait que pour la première fois l’État italien ne nous mentait pas, en matière de terrorisme ; mais cela, étant inouï, doit être exclu. Et, de toute façon, je disais, si même Andreotti ou Berlinguer avaient les preuves que ce coup avait été exécuté, que sais-je ? par la Mafia ou par les « têtes de cuir » allemandes, qu’auraient-ils dit de différent de ce qu’ils disaient ? etc. Et, quant aux staliniens, puisqu’ils parlent par contre-vérités, évoquant toujours un « complot ourdi par des centrales réactionnaires » lorsqu’il s’agit d’une révolte prolétarienne spontanée et générale, comme à Rome et à Bologne en 1977, il est tout à fait normal qu’ils n’en parlent jamais, de ce complot, justement quand il s’agit de provocations artificielles comme de 69, ou celles attribuées et revendiquées par les Brigades rouges. Et, pour ce qui concerne les B.R., fort capables de tirer dans les jambes des dirigeants, voire d’en tuer un de temps à autre, elles ne peuvent pas être capables, je ne dis pas de réussir un coup pareil, mais même pas de l’imaginer. Etc., etc. Comme l’annonçait le titre, la fin du court pamphlet devait être une menace à Andreotti (avvertimento c’est un mot de la malavita), menace vague mais d’autant plus luguble, s’il n’arrêtait pas ces pratiques terroristes. La chose, se présentant comme un terrorisme à l’envers, ou un anti-terrorisme, bien plus inquiétant que la routine terroriste, aurait certainement fait du scandale, d’autant plus que j’aurais été mis en taule trois heures après la parution, pour le moins pour menace au président du Conseil, calomnie, diffusion « di notizie false e tendenziose atte a turbare l’ordine pubblico », et peut-être même pour avoir kidnappé Moro. C’est vraiment dommage que je ne l’ai pas faite, mais quand je te dis que j’étais infirme ce n’est pas pour faire de la rhétorique.
Après, les choses se sont compliquées. Le Doge, venant me trouver pendant la captivité de Moro, me rappelait le mot que tu lui avais dit autrefois à Florence, c’est-à-dire que « en Italie aujourd’hui tout est possible » ; et il ajoutait à cela sa pensée, que « nous autres Italiens nous ne sommes bons à rien, mais nous sommes capables de tout ». Ainsi, la suite de l’histoire de Moro et sa fin m’ont amené à n’exclure aucune hypothèse. Et, quoique ce que tu m’avais écrit soit tout à fait vraissemblable et rationnel, tant il est vrai que c’est ce que j’ai aussi pensé, je vais essayer ici de suite d’envisager toute cette histoire dans l’optique inverse : tu vas voir que vraiment tout est possible. Cependant je ne fais cela ni par académie, comme ce sophiste qui faisait l’éloge d’Hélène contre ce que tout Grec pensait de cette pute, ni par esthétisme, comme faisait l’enfant de chœur à propos de Kennedy, de son petit coin tranquille de Bruxelles. Je suis en tous sens au milieu du champ de cette obscure bataille, et peut-être que ce fait même me permet de mieux voir, ou alors me pousse à me tromper plus. Mais, puisque je vis dans cette Italie, serva e pericolosa, pour moi est de la plus grande urgence de ne pas me tromper, ni en croyant une chose, ni en l’excluant a priori : questione di vita o di morte, comme l’on dit ici.
Voici donc mon raisonnement et mon hypothèse. Tu me pardonneras, j’espère, la longueur, mais il me faudrait plus de temps pour le mieux dire. Les gauchistes italiens sont très stupides, évidemment. Mais cette même stupidité, qui d’un côté n’est pas tout à fait suffisante à les rendre tous incapables de quoi que ce soit, d’un autre côté est bien suffisante pour les convaincre que le terrorisme peut être une bonne chose. Et tu sais que le gauchiste italien, à la différence du français, n’est pas contemplatif de la théorie, mais il est contemplatif de la pratique, il est plus édouardien que salvadorien ; et, comme les Français font, de la contemplation de la théorie, un monstre idéologique, les Italiens font, de la contemplation de la pratique, un monstre terroriste. Le mot de Goethe « rien n’est pire qu’une médiocrité active » semble fait pour le gauchiste italien. En fait la même stupidité qui l’avait empêché pour une très longue période de comprendre de qui venait le coup de 69, peut très bien avoir agi par la suite — quand sa provenance lui est devenue confusément claire — pour lui faire « théoriser » que au terrorisme de l’État on répond avec le terrorisme « prolétaire ». C’est un fait hors de discussion qu’il y a beaucoup de gauchistes en Italie qui sont devenus terroristes dans ces dernières années, et parmi eux bien de jeunes ouvriers (seulement les groupes connus sont une centaine) ; il reste à voir si un coup pareil est hors de leur portée, ou non. On sait, par exemple, que les gauchistes allemands et les espagnols ont réussi le coup de Schleyer ainsi que celui de Carrero Blanco. Je conviens que les Espagnols avaient une longue expérience d’activité clandestine et de guérilla, et que les Allemands sont probablement mieux organisés. Mais, dans l’hypothèse que j’avance, le problème n’est pas là, mais bien de voir contre qui ont-ils affaire : les « avantages » des allemands et des espagnols sur les terroristes italiens sont compensés à usure par l’avantage constitué par la stupidité incompétente de nos différentes polices, toujours en compétition entre elles pour voir laquelle mérite la palme comme la plus imbécile. Nos terroristes ne sont pas des aigles, mais nos services secrets sont inexistants (pour avoir été écrasés sous le poids même de leur coup de 69 ; par les arrestations de Catanzaro, et finalement pour avoir été démantelés par Andreotti lui-même) ; et, quant à l’efficacité de notre police et de nos carabiniers, pour me servir de ton mot, « poser la question c’est déjà y répondre ».
(Voilà une anecdote, à ce propos, mais je pourrais en citer mille autres plus instructives qui me touchent moins. Ils ne sont venus me chercher que le 12 mai passé, lorsque le cadavre de Moro était bien froid, mais après avoir été fouiller la maison de ma sœur de Rome, ainsi que celle de l’autre. Comme si cela n’aurait pas suffi à me mettre en garde, la veille de leur arrivée ils ont pensé bien venir à quatre, en civil sur une voiture normale, pour une inspection des lieux, en feignant d’être des chasseurs alors que la chasse est fermée ici comme partout. Étant à me promener dans mon podere, je ne les ai pas vus, mais ils se sont fait reconnaître par le berger sarde, qu’ils ont salué, et qui en a reconnu un. Dix minutes après j’en étais instruit. Le lendemain matin, à 7 h 30, sont arrivés ici dix-huit (sic !) carabiniers sur plusieurs cas militaires et civils ; moi, qui les attendais de pied ferme depuis deux heures, désormais, je savais par un paysan qu’une de leurs voitures, avec un carabinier et une radio militaire, surveillait ma maison de loin depuis 6 h. Ils étaient armés jusqu’aux dents, avec blouse anti-balles, descendant tous ensemble de leurs cars avec les mitraillettes pointées sur la maison. Il me semblait, en les regardant, de voir un film, et je crois qu’ils s’y croyaient. Le capitaine qui commandait l’opération était tout à fait inepte, car s’il avait fait un tel étalage de forces, et le pont-radio prêt à appeler des renforts, il devait croire avoir affaire à un terroriste ; ou à plusieurs ; mais dans ce cas il ne devait le moins du monde arriver (à dix-huit) du même côté de la colline au sommet de laquelle se trouve ma maison ! À quoi lui avait servi l’inspection de la veille ? Et si même je ne m’y attendais pas à leur visite, chose impossible, ils m’auraient réveillé avec le grand bruit des cinq cars : et, si j’étais un terroriste, avec deux bombes à la main par la fenêtre, j’aurais fait dix-huit morts en un clin d’œil. Ensuite ce vaillant capitaine perd cinq longues minutes pour faire cerner ma maison par dix de ses hommes, avec une manœuvre très iconographique ou chorégraphique, mais très stupide, car la porte devant eux était complètement ouverte. Je l’avais laissée ouverte justement pour « dédramatiser » la situation que j’attendais, mais puisqu’ils ne savaient que je m’y attendais ils auraient dû en profiter. Cette ridicule opération a au moins eu le résultat de me laver du soupçon d’être un terroriste, d’après ce qu’a dit après le capitaine : et là on touche le comble de l’idiotie, car si j’étais un terroriste, et si j’avais voulu ne pas le paraître, j’avais quinze heures de temps pour me débarrasser ou cacher quoi que ce fût. Ensuite, bien qu’ils soient restés ici longtemps, ils ont tout simplement oublié de fouiller mes grandes étables, qu’ils n’ont même pas ouvertes, ni la cave. Et on ne peut même pas dire qu’ils étaient venus pour autre chose, car le mandat du magistrat, qui les autorisait à fouiller même pendant la nuit, disait que j’étais soupçonné d’avoir commis des crimes « contro la personalità dello Stato », id est Moro. Partout ailleurs la police s’est portée d’une façon aussi maladroite. Je ferme cette parenthèse, en disant que le seul résultat de cette opération est que les paysans ont été très excités par ce qui s’était passé ici, qui d’une bouche à l’autre est arrivé jusqu’aux faubourgs d’Arezzo, agrandi et estropié ; j’ai entendu dire qu’on avait finalement trouvé le chef des B.R., par des gens qui ne me connaissaient pas, et par d’autres que j’avais été « découvert » et arrêté.)
Les services secrets italiens ont été pendant longtemps tellement sûrs d’être les seuls à commettre des coups terroristes, que, lorsqu’un terrorisme réel est venu, ils ont été pris complètement au dépourvu. Et, quant à notre police, qui n’est préparée que pour des opérations d’ordre public — alors qu’au point de vue « investigatif » est spécialement incapable (80 % des crimes restent impunis) —, cette même police a toujours été tellement instruite, depuis feu Calabresi, à la fabrication de fausses preuves contre de faux coupables, que vis-à-vis de n’importe quel fait réel, et crime concret, se trouve normalement comme paralysée. Dans l’enquête sur l’affaire Moro, on n’a même pas cherché de trouver des faux coupables, ce qui peut démontrer qu’ils croient qu’ils peuvent en trouver des vrais. S’ils n’en ont pas encore trouvés, cela prouve encore leur incapacité, mais aussi prouve que la tâche n’est pas facile. (D’ailleurs, les Allemands non plus n’ont encore réussi à trouver les kidnappeurs de Schleyer ; et leurs prisons, si sûres, ne suffisent pas à empêcher deux bonnes femmes de sortir un terroriste — quoiqu’on puisse, à ce propos, soupçonner que cette évasion ait été téléguidée par les services de sécurité, justement pour essayer de remonter, à travers celui qui s’est évadé, aux kidnappeurs de Schleyer ; mais, si c’est comme ça, on le verra bientôt.)
Dans la société italienne, où la seule chose stable est son instabilité même, où rien n’est solide et rien ne fonctionne, il n’y aurait pas à s’étonner si des très petits groupes terroristes peuvent, pendant un certain temps, profiter de cette fragilité du système pour apparaître la seule chose solide et qui fonctionne dans ce même panorama de revers sociaux et politiques dont ils sont le produit, et qui leur assure par cela même des succès. Mais on peut aussi dire que ces succès contre ce système, jusqu’à un certain point, ne lui nuisent pas vraiment.
Le fait que le terrorisme porte l’eau au moulin du spectacle, ne prouve pas que ce soient les tenants du spectacle à le diriger toujours, ni prouve que les Brigades rouges soient noires, comme disent les staliniens ; cela prouve tout d’abord que les tenants du spectacle sont encore en état d’exploiter ce que leur police n’arrive pas à réprimer, et prouve aussi l’inconscience et l’impuissance du choix terroriste. Et prouve encore que le système est incomparablement plus capable d’encaisser ces coups que de les empêcher. L’argument du cui prodest appliqué au terrorisme dans la société du spectacle peut n’être d’aucune utilité, car on voit qu’il est combattu dans les intentions, au moins par ceux auxquels ils profite, mais sans grands résultats ; et qu’il est pratiqué par ceux auxquels il nuit, mais avec des bons résultats. En fait, nous avons vu que le capitalisme italien est très capable de se nuire à soi-même bien mieux que les gauchistes ne peuvent lui nuire ; et, inversement, les gauchistes italiens peuvent aussi bien se nuire à eux-mêmes en s’adonnant à un terrorisme à bischero sciolto.
Et même dans cette apparente folie il doit y avoir une rationalité cachée, puisque tout ce qui est réel est rationnel (et le Corriere della Sera devenait presque théorique, en déclarant le 27 avril, à propos de l’affaire Moro, son impuissance théorique : « toute forme de rationalité semble se noyer dans l’émotivité et dans le spectacle. Les mass media inconsciemment aident ce processus… » Et L’Espresso, se croyant plus fin, titrait un article : « Les Brigate rosse fanno proprie certe strategie della “società dello spettacolo” »). La rationalité cachée dans cette réalité est que soit le capitalisme italien que son propre gauchisme, dans leur folie apparente, se condamnent de leur propre mouvement. Et l’utilité historique du terrorisme sera de convaincre tous les révolutionnaires qu’il est inutile, et les capitalistes qu’il peut même être dangereux. Car je me demande jusqu’à quel point est utile pour l’État de laisser monter ce phénomène en en perdant tout le contrôle.
Cet État a été le premier à commencer le jeu terroriste, tout en sachant que jusqu’à présent aucun terrorisme de cette nature n’a jamais abattu aucun État. Mais s’il y a en Italie quelqu’un de si lucide pour s’en servir toujours avec la même désinvolture, je serais étonné qu’il n’ait aussi ni l’intelligence ni la culture pour savoir que l’histoire des provocations est pleine d’exemples très dangereux de « dérapages », depuis les aventures du curé Gapone, qui a aidé à provoquer rien moins que la révolution de 1905. Et si ce phénomène terroriste n’est plus maîtrisé par l’État, outre le risque de vivre perpétuellement dans la peur, comme dans une sorte de purgatoire où l’on ne se nourrit que d’espérance, parce que je doute fort que tel ou tel ministre ou industriel ou puissant ait la lucidité stoïque de se consoler en songeant que personne n’est en fin de compte indispensable pour l’État. Et vivre continuellement entouré de flics, si officiels, incompétents, et si privés, coûteux, questa non è vita ! D’ailleurs, le seul message que Moro ait laissé à l’Italie et à ses amis, dans une quantité de lettres écrites dans son style tortueux et inconfondable, est finalement ceci, qu’il ne vaut pas la peine de mourir pour cet État. Et qui peut lui donner tort ? Certainement pas ses amis, pour lesquels cet État n’est bon que tant qu’il leur assure de quoi vivre, et de quoi vivre largement, comme on sait.
Et puisque tout acte de terrorisme fait ses fans parmi ces mêmes gauchistes qui l’applaudissent comme autrefois, avant d’être gauchistes, applaudissaient leur équipe de football, sans se demander trop d’où cela vient, d’où il pourrait venir, et où il peut amener, il est normal qu’il produise aussi un recrutement, et que le fan devienne parfois un footballeur, et le phénomène monte comme un cancer qui s’alimente de soi-même toujours plus rapidement, jusqu’à frapper des objectifs toujours plus hauts, qui n’avaient jamais été atteints, plus pour le fait qu’ils n’étaient pas censés pouvoir être atteints que pour d’autres raisons.
Je dirais même que, depuis quelque temps, en Italie comme en Allemagne, les terroristes réussissent techniquement tous les coups qu’ils font. Ce qui démontre l’extrême fragilité de ces systèmes vis-à-vis de ce phénomène. (Ce n’est pas non plus un hasard que le terrorisme frappe ces deux pays : tous les deux n’ont jamais connu des révolutions comparables à celles de France, d’Espagne et d’Angleterre ; tous les deux ont combattu les révolutions qui s’annonçaient en 1919-1920 avec le terrorisme fasciste ; tous les deux ont perdu la dernière guerre, et pour tous les deux la « démocratie » a été acceptée comme imposée par le prix d’une telle défaite.) Au point de vue militaire, où tu en sais plus que moi, il me paraît que l’acte terroriste, là où l’on ne peut pas y répondre par des représailles générales, est assez aisé : il a l’avantage de la surprise et n’a pas le désavantage de l’attaque classique, où les forces qui attaquent doivent être très supérieures, parce que les terroristes n’ont pas à occuper et à tenir un pays, mais ils ont à occuper le territoire du spectacle, sans d’ailleurs savoir ou pouvoir le ravager vraiment. D’autre part on a vu que soient les Allemands, soient les Israéliens obtiennent d’excellents résultats en adoptant une tactique terroriste à Mogadiscio et à Entebbe : pour ne pas réussir des opérations de ce genre, il me paraît qu’il faut être cons comme les Égyptiens à Chypre, ce qui est aisément évitable. Et cette facilité peut très bien suggérer aux terroristes des objectifs toujours plus risqués.
Quant à ceux qui ont commencé le terrorisme et les provocations en Italie, le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils n’ont pas pesé ce mot de Sénèque, d’après lequel « il est plus facile de ne pas commencer que de s’arrêter » sur une telle voie ; et pourtant on sait que Sénèque, en tant que conseiller de Néron, de provocations et de pratique terroriste en savait quelque chose. Si donc ce genre de coups peut servir certaines forces de l’État, comme nous savons, la réaction en chaîne qui a été déclenchée après 1969 peut même dispenser, dans un premier moment, ces forces de l’organiser directement. Mais quand tout procède automatiquement, voilà le problème nouveau que ces forces ne peuvent se dispenser de maîtriser, dans un deuxième moment. Et à mon avis nous y sommes déjà, en ce deuxième moment.
Il est impossible de comprendre ce phénomène nouveau, parce qu’il est dans un contexte nouveau, si l’on ne connaît la théorie du spectacle : et la preuve par neuf est que même les bourgeois, quand ils parlent de terrorisme en Italie, parlent du spectacle, et que ton livre (dont une nouvelle édition pirate a été faite, je crois pour des raisons purement spéculatives, au sens vulgairement économique du mot, il y a quelques mois), d’après ce que dit Panorama de l’autre semaine, est l’un des plus vendus en Italie. Jamais livre n’a été tant piraté, du vivant de son auteur, et pour des raisons si différentes, que le tien en Italie depuis dix ans ! (Il serait bien l’heure d’en faire une véritable première édition, correcte, et peut-être augmentée d’une préface qui explique ce phénomène.) Il me paraît à ce propos, qu’il y a des époques, rares, dans l’histoire, où les plus grandes pensées et les plus importantes théories se diffusent avec autant de rapidité que les plus grands événements : et cela dépend du simple fait que ces époques comprennent et considèrent ces pensées et ces théories comme les plus grands événements ; chose qui, à elle seule, comme dirait Gondi, est capable, après un certain temps, de produire des événements grandissimi.
Tu ne peux même pas imaginer, de loin, le point précis auquel en sont venues les choses en Italie, dans l’escalation de la folie, d’un côté, et de la dégradation de tout ce qui existe en général. Et même ce que j’avance sur le phénomène terroriste, je ne l’avance pas tout à fait d’après des élucubrations sans point d’appui dans la réalité. Tu te rappelles peut-être d’une bordille, de Naples ou de Rome, qui est venue un jour aux Caldaie, et qui démontrait tant de plaisir quand tu lui caressais la chatte, à quatre mains ; tu te rappelles peut-être qu’elle avait un frère, qui ne devait valoir guère mieux qu’elle sur le plan de la moralité, car ils étaient tous les deux également incestueux, et ne s’en cachaient même pas. Eh bien, le cas a voulu que ce frère ait rencontré un terroriste connu, mais duquel il ne m’a pas voulu dire le nom, et d’ailleurs je ne me rappelle même pas le sien ni celui de sa bordille de sœur. Et il m’a dit, le frère, que, malgré sa moralité douteuse, il a été étonné par la folle désinvolture qui règne dans ce milieu prêt à tout, et capable de bien des choses, inutiles à nos fins, et trop spectaculaires, tant qu’on se croirait retournés au temps de Necaèv et de Dostoïevski. D’ailleurs il vaut mieux, nous qui croyons encore à certains principes, ne pas se mêler de bordilles, d’inceste et de terroristes !
Connais-tu ce mot d’Alfieri sur l’Italie, que Stendhal a aussi cité ? : « Que dirais-je enfin ? L’Italie moderne, arrivée au comble de la nullité et de l’abaissement, me démontre encore (grand Dieu ! dois-je le dire ?) par les crimes exécrables et pourtant sublimes que chaque jour voit commettre, qu’elle abonde, même aujourd’hui, et plus qu’aucun pays de l’Europe, en âmes ardentes, supérieures à toute crainte, et à qui rien ne manque, pour s’immortaliser, qu’un champ de bataille et le moyen d’agir. » Depuis le temps qu’Alfieri a dit cela, en 1786, en France vous avez eu cinq révolutions, cinq républiques, deux empires, et nous autres Italiens les Cinque giornate de Milan, le misérable Risorgimento, un Règne sciammannato, Mussolini et cette épique Resistenza d’où est née notre première surprenante Repubblica ! mais nous n’avons eu ni un vrai champ de bataille ni un moyen réel d’agir. Cela aussi peut expliquer l’actuel activisme suicidaire de nos terroristes.
Le point de départ pour chacun de ces gauchistes est le manque d’argent ; ils commencent alors par quelques hold-ups, après ils kidnappent un bourgeois riche, après ils ont beaucoup d’argent qu’ils ne savent pas bien employer « pour la cause » ; et alors se prépare l’infrastructure pour le terrorisme proprement dit, appartements, voitures, armes, radio, etc. Et font ce simple raisonnement : ce que j’ai fait jusqu’ici a été assez aisé, mais personne n’en parle ; faisons quelque chose dont tout le monde soit obligé de parler, et qui frappe l’adversaire de classe. Et parmi toutes les choses dont tout le monde est obligé à parler, dans le champ des luttes de classes, l’acte terroriste est évidemment celui qui assure aux moindres frais ce résultat. Mais il n’assure que ce résultat, la plupart des fois. L’esprit du terroriste moderne n’est pas pratique, en ce sens qu’il n’est pas l’esprit de quelqu’un qui fait un coup pour jouir des avantages qu’il en retire, ou des effets réels qu’il déclenche ; il est plutôt l’esprit d’un voyeur qui met le miroir sur le plafond pour se voir baiser, ou même, à défaut de cela, pour se voir être baisé. Tout ce qu’il fait, il le fait pour le revoir déformé et exagéré dans le miroir du spectacle. Puisque tuer un Moro quelconque, ou un Giscard, fait aujourd’hui plus de bruit qu’autrefois poignarder César en personne, n’importe qui peut se croire plus grand et plus redoutable que Brutus. Ce fait, joint à cet autre qu’il y a plus de Moro que de César, aujourd’hui, met le rôle de Brutus à la portée de tout le monde.
Le risque de passer la vie entière en prison ne touche même pas les jeunes terroristes, car ils pensent tous survivre à cet État (et qui peut leur donner tort a priori, sur ce point, notre État étant à chaque instant sur le point de s’écrouler ?) ; et ils ont de toute façon l’espoir de ne pas être pris, ou alors de s’évader, et, dans le pire des cas, le fait de rester en taule quelques années qu’est-ce que ça peut leur foutre, à eux qui n’ont le choix qu’entre le risque assuré de passer la vie dans l’usine, ou le risque douteux d’alterner aux périodes clandestines des périodes de prison ? Ceci est très précisément ce qu’ils pensent. Certainement ils sont très arriérés en fait de conscience historique, ne connaissent ni l’art ni l’art de vivre, et ils n’arrivent même pas à saisir cette simple vérité, que quand des gens qui se présentent révolutionnaires agissent d’une manière dans laquelle pourraient aussi bien agir les services secrets, déjà leur condamnation a été prononcée. Mais cela dérive du fait, que tu évoques, qu’en Italie il n’y a pas eu, après Piazza Fontana, une « affaire Dreyfus », et que personne, et surtout pas eux, a été capable de conclure sur le terrorisme d’État. Et l’état de terrorisme perpétuel (six actes de terrorisme par jour en 1977) dans lequel est plongé l’Italie, en est la conséquence logique ; et le terrorisme actuel me paraît la juste récompense que cet État s’est mérité pour avoir tout fait pour empêcher une « affaire Dreyfus » sur le coup de 69. Et le pire, c’est qu’on ne voit pas comment tout cela peut finir, sinon dans une révolution sociale, qui serait le seul remède à la violence aliénée du terrorisme ainsi qu’à tout le reste. Le fait que le groupe qui a pris Moro ne lui ait pas fait cracher la vérité sur le coup de 69 n’est pas si surprenant qu’il peut paraître de prime abord : c’est encore une autre conséquence de l’« affaire Dreyfus rentrée » : la question de 69 ne les intéressait pas, parce que si cette question les avait intéressés, ils ne seraient pas ce qu’ils sont. Ces idéologues de la clandestinité sont avant tout des clandestins de l’idéologie, et de la pire, si en cette matière était possible d’avoir des préférences : ils ne parlent presque jamais d’idéologie, mais pour la plupart sont staliniens, et ils n’ont pas honte de le déclarer. Le stalinisme des Brigate rosse constitue, en quelque sorte le dernier sursaut sanguinaire des illusions déçues d’un stalinisme sanguinaire en déconfiture totale ; et les porteurs de cette idéologie se croient justifiés par les échecs du stalinisme devenu « démocratique », tant en Italie qu’en France ou qu’en Espagne.
Il existe aussi d’autres groupes, avec des idéologies différentes, et qui n’ont en commun que la pratique terroriste : l’un de ces groupes est même pro-situ, et j’ai été glacé en lisant le début du seul document qu’il a produit que je connaisse : « Debord a raison quand il dit… » etc. ! Ce groupe, Azione Rivoluzionaria, a aussi été le seul jusqu’à présent à tirer sur un stalinien de L’Unità. Moi, qui vis dans une municipalité stalinienne de 20 000 habitants, je regarde avec une certaine inquiétude à des possibles actions de basse police et justice sommaire si cela continue, en nous prenant comme autorités qui justifient le terrorisme contre les staliniens.
Quant aux perspectives politiques en Italie, dont je n’ai pas parlé, ce que tu en dis me paraît tout à fait suffisant, sur l’affaiblissment des staliniens, même au point de vue électoral maintenant, sur l’omertà en général (mais aussi vois-tu à quel prix !), sur la possibilité même d’un coup de force, étant donné le désordre inouï où nous en sommes. Je suis peut-être trop optimiste si, ne voulant pas négliger le rôle que la stupidité du pouvoir joue sur le sort de l’Italie, je répète encore que, puisque tout est possible, ci sarà guerra, e presto, e malgrado la sciocchezza di codeste bande, si ceux qui peuvent en profiter n’en profiteront pas au plus tôt.
Après, ce sera trop tard. J’ai toujours le projet d’écrire Rimedio a tutto, mais je voudrais en parler avec toi, sans quoi il sera difficile que je me décide ; et pourtant je sens qu’il faudrait l’écrire tout de suite, ou jamais. Il me manque un je ne sais quoi, ou mieux, je le sais : il me manque ton avis et ton encouragement.
Je t’enverrai beaucoup de coupures et de documents, quelques-uns desquels j’ai cité ci-dessus, mais je ne sais où tu seras. Et, comme tu penses, sur toutes les choses au monde j’aimerais te voir ; mais il me paraît presque impossible de passer la frontière en France, qui doit être bien gardée contre les Italiens, et j’ai rompu mes rapports avec le routier que tu sais. Est-ce qu’il ne t’arrive pas de venir in questa serva Italia, non donna di provincie ma bordello ? L’année 77 a été exceptionnelle pour le Chianti. Et j’en ai encore deux damigiane, pour un total de plus de cent litres, que je n’ai jamais voulu toucher depuis 75, en espérant de bien arroser, comme disent les paysans d’Auvergne, notre rencontre dans les meilleures conditions.
Et pour finir, voici les mots d’un madrigal du Cinquecento, dont la musique est très belle, à dédier aux ouvriers dans ton prochain film :
Je vous embrasse, Alice et toi.
NICCOLÒ
* Lettre de Gianfranco Sanguinetti à Guy Debord Le 15 août 1978
CAVALCANTI [Debord] DISAIT qu’il n’y avait jamais encore eu d’affaire Dreyfus ici. Mais, si la chose a toujours des déplaisantes conséquences, elle n’est pourtant pas sans remède : un cas Dreyfus international sur ce pauvre pays, on peut le faire. Voici, en gros, un projet à préciser, Niccolò [Sanguinetti] ayant recueilli un matériel remarquable, concernant plusieurs exemples historiques de provocations, matériel peu accessible et trop peu connu, pourrait imprimer sans problèmes — grâce à des mauvais ouvriers très sûrs — une sorte de petit manuel ainsi conçu :
Titre : Soluzioni tecniche di questioni politiche e sociali ; auteur : Stato Maggiore dell’Esercito ; sous-titre : Manuale pratico ad uso interno, con riferimenti storici, esempi utili, dove sono esaminati i risultati recenti dell’esperienza italiana. Graphique identique à celui des publications de l’É.M. ; colophon : « De ce manuel ont été imprimés 75 exemplaires, en collaboration avec l’Institut Supérieur d’Études Stratégiques de Londres » (par ex.) ; remerciements pour la collaboration très utile de certains personnages, le célèbre amiral, etc. Date : juste avant la dernière affaire italienne.
Puisque, comme a dit Cavalcanti, c’est ici qu’on expérimente les stratégies contre-révolutionnaires, il me paraît que c’est à partir d’ici même qu’il faut contre-attaquer, en reprenant la bonne habitude de Messer Niccolò de « dire l’indicible de l’État ».
R. à T. est finalement achevé. Il reste à corriger et taper. Ci-joint l’index définitif2 (environ 200 pages d’imprimerie, je crois). La chose me paraît bien conçue et, je veux croire, exécutée au mieux.
Je peux annoncer à Cavalcanti que la première Strasbourg des usines vient d’avoir lieu, avec le plus grand succès imaginable, à Milan, grâce à un groupe d’ouvriers situs. Deux usines, Motta et Alemagna, réunies sous le nom UNIDAL, puisqu’elles avaient été achetées par l’État, sont donc tombées en faillite. Elles produisaient des aliments et des gâteaux, autrefois renommés, en employant plus de 5000 ouvriers, ce qui n’est pas peu.
Il a fallu deux ans, mais le résultat a été obtenu. Je viens d’en être renseigné par l’un de ces ouvriers qui est venu me trouver : dans le chapitre XIII (Du sabotage considéré comme l’un des beaux-arts) je rendrai public ce scandale : en effet l’histoire de cette faillite a fait scandale, mais tous les termes en ont été faussés, car il a été conduit par le Corriere à coups d’éditoriaux factices, qui taisaient le principal, c’est-à-dire que cette faillite a été l’œuvre déterminée et préméditée d’ouvriers situationnistes conscients, qui citaient la S. du S., etc. Il me faudrait trente pages pour te raconter les côtés vraiment scandaleux de l’histoire ; je me limite ici à un très court résumé. À part les grèves sauvages, ces ouvriers ont fait faillir l’usine principalement en déclarant au pays entier ce que ses produits contenaient effectivement ; ayant volé aussi, dans la direction, la liste de tous les distributeurs italiens de ces aliments, ils les ont d’abord mis en garde, et puis défiés, à vendre des choses empoisonnées ; la chose, naturellement, a fait un grand scandale, mais cela n’a pas été suffisant ni à convaincre la direction à changer la production, ni à faire faillir l’usine, dont les déficits étaient payés par l’État, pendant deux ans. Alors ces ouvriers ont déclaré, de différentes façons, mais toutes très efficaces, au public qu’ils commenceraient à partir d’un tel jour à cracher et pisser dans les aliments empoisonnés, et dangereux pas seulement aux consommateurs, mais aussi aux producteurs : cela, joint à certaines pratiques encore assez neuves de sabotage, a suffi.
Dans ces deux ans, ces ouvriers se sont amusés, à ce qu’ils disent, comme des fous ; au début, les situs étaient un groupe assez petit, mais la maladie a vite contagié les autres : trois mois après l’arrivée de mon ami, lui et d’autres ont été licenciés, mais, appuyés par leurs camarades, ont fait recours au tribunal, où ils ont démontré avec la dernière facilité qu’ils n’agissaient que dans l’intérêt du bon nom de l’usine, et de la santé des consommateurs : le tribunal a alors condamné l’entreprise à les reprendre et à leur payer dommages et intérêts ; cet exemple s’est alors répandu et plusieurs ouvriers, forts de ce premier succès, ont dénoncé la direction de l’usine, alléguant des troubles nerveux, dus au bruit, et mille autres choses, en gagnant toujours leur cause, et donc de l’argent : une jeune ouvrière a donc continué à être payée tous les mois, mais à condition qu’elle ne se fasse plus voir à l’usine, etc.
Le plus drôle de l’histoire est que plusieurs ouvriers, dont mon ami, se sont fait licencier juste avant la faillite, avec des extravagantes indemnités de départ, qu’ils calculaient eux mêmes avec la direction, d’après le compte précis des dégâts qu’ils auraient pu faire dans les trois mois suivants, s’ils restaient : et puisqu’ils étaient toujours gagnants sur le terrain du détournement de la justice, la direction accordait ce qu’ils demandaient, ou presque. Mon ami, par exemple, qui m’a juré n’avoir travaillé véritablement que deux semaines en deux ans (quoiqu’il se rendait presque tous les jours au travail, mais, hélas ! pour faire autre chose) a reçu une indemnité de six millions et quelques de lires ; mais le meneur de jeu, celui qui avait lu le premier le Spectacle, et avait le premier commencé à en faire bon usage, a eu treize millions de lires. Si tout cela n’est pas scandaleux, je ne sais ce qui peut l’être !
Maintenant quelques-uns de ces ouvriers sont dans l’Amérique du Sud, ou font le tour du monde qu’ils veulent changer de base, en prenant à la lettre cette fameuse publicité de cette compagnie aérienne américaine qui dit, sur une photo d’un cocktail explosé : « Comment prétends-tu changer ce monde, si tu ne le connais pas encore ? »
Mon ami se trouve en Grèce, avec sa femme. Je ne m’illusionne guère quand je dis que l’Italie, avec de tels ouvriers, et de tels politiciens, managers, tribunaux, ne va pas durer longtemps !
Amitiés,
GUICCIARDINI
As-tu reçu les livres que j’avais expédiés au Château-Boujoum ?
* Lettre de Guy Debord à Gianfranco Sanguinetti Le 29 août 1978
CHER AMI,
J’approuve tout à fait les projets de ta lettre du 15 août.
Je remarque cependant qu’ils sont en parfaite contradiction, sans le moindre essai d’explication, avec les thèses que tu soutenais malencontreusement dans ta lettre du 1er juin.
J’aimerais donc savoir la raison qui motivait ces analyses, si étranges, d’un moment :
a) une pression directe des autorités ?
b) une pression indirecte, de même origine, mais politiquement présentée par les insinuations du si suspect Doge ?
c) le pur plaisir de contredire Cavalcanti, activité à laquelle tu ne t’es que trop souvent adonné, au détriment d’activités meilleures ?
Dans l’attente de lire une réponse sur ce remarquable problème,
CAVALCANTI
P.S. J’ai bien reçu les livres. Merci. J’aimerais avoir l’édition-pirate de 1977 du « Spectacle ».
* * * Correspondance entre Champ Libre
et Jean-François Labrugère & Philippe Rouyau[Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume II. Éditions Champ Libre, Paris, novembre 1981] Lettre de Jean-François Labrugère & Philippe Rouyau à Champ Libre Grenoble, le 13 août 1980
MONSIEUR,
Nous vous écrivons pour vous demander d’éditer le livre de Gianfranco Sanguinetti : Du Terrorisme et de l’État.
Nous n’avons pas l’argent pour faire une seconde édition corrigée et nous ne voulons pas reproduire la première — et là ce n’est pas une question d’argent — qui pour nous a trop de fautes. Celle de Martos (« Le fin mot de l’Hitoire ») ne nous convient pas davantage.
La seconde édition serait donc entièrement recomposée et tirée par un imprimeur mieux équipé que l’Imprimeur de la rue du Loup, à Bordeaux, qui a fait au mieux, mais avec du matériel très vieux.
Sur 1000 exemplaires tirés en mai, il ne nous en reste que 50. Un article du Canard enchaîné du 6 août nous amène plus de 10 commandes par jour. Et en septembre, il en restera peu chez les libraires. Nous vendions le livre 20 francs (P.c.b.) : c’était trop peu ; nous ne sommes pas rentrés dans nos frais. Et les libraires ne paient toujours pas les dépôts.
Pouvez-vous nous répondre rapidement ? Si vous êtes d’accord pour éditer ce livre, nous vous enverrons le texte corrigé au plus vite.
Sincères salutations,
JEAN-FRANÇOIS LABRUGÈRE & PHILIPPE ROUYAU
* Lettre de Champ Libre à Jean-François Labrugère & Philippe Rouyau Le 12 septembre 1980
MESSIEURS,
Je vous écris pour répondre à votre lettre du 13 août.
Je connaissais votre édition du livre de Sanguinetti, Du Terrorisme et de l’État, quoique vous n’ayez pas cru utile de m’en faire parvenir un exemplaire lors de sa parution.
Je pense que vous avez fait là un louable travail pour faire connaître la vérité sur une question brûlante, sur laquelle sont entretenues systématiquement des illusions dangereuses. D’autres aussi, heureusement, semblent aller dans la même voie. Quand à l’éventualité d’une republication maintenant par Champ Libre, le fait, par ailleurs réconfortant, que ce texte rencontre un certain succès à la vente, comme vous me l’écrivez, n’a pas ici d’importance. Les Éditions Champ Libre sont entièrement indifférentes à toutes considérations d’ordre économique, qu’il s’agisse de gains ou de pertes. Et c’est bien heureux, étant donné l’état actuel de la diffusion concentrée des livres, de la servitude des journaux, de l’indigence des libraires, du boycott tenté de tous les côtés, etc.
Quoique je dispose depuis quelque temps déjà de votre édition, de celle de Martos et de l’édition originale elle-même, je n’ai pas une suffisante connaissance de l’italien pour savoir quelle pourrait être la meilleure ; et je ne trouve pas le problème suffisamment important pour demander aux personnes de mon entourage qui ont ces connaissances d’y consacrer un moment de leur temps. On lit, certes, dans Libération du 18 août, que la traduction de Martos est meilleure. Mais qui peut croire quelque chose de ce qui est écrit dans un journal dirigé par celui qui, depuis l’assassinat de Baader, est partout appelé, et non sans raisons, July-la-Rousse ?
J’avais d’ailleurs eu connaissance, antérieurement, du manuscrit complet de Remède à tout. La partie qui en fut extraite par l’auteur, et que vous avez traduite, est sans conteste la plus intéressante. Je reconnais que Gianfranco Sanguinetti mérite l’estime pour le courage solitaire dont il a fait preuve, en affirmant en Italie une vérité que tant de forces veulent occulter par tous les moyens. Et je suis content que sa parole soulève bien des échos en France et dans bien d’autres pays, dès aujourd’hui et dans l’avenir.
Mais j’ai publié, en janvier 1976, la première édition étrangère du Véridique Rapport, livre excellent et exemplaire ; naturellement, je ne pouvais envisager de publier, du même auteur, un livre moins fort et moins bon.
Sanguinetti traite « de la théorie et de la pratique du terrorisme pour la première fois développées » en ajoutant nettement que cet écrit permettra de les « lire ici immédiatement, et seulement ici ». Il me semble que la fermeté de Gianfranco Sanguinetti en ce moment n’autorise pas tout à fait un ton aussi glorieux sur cet aspect de la question. J’ai moi-même édité, dès février 1979, un petit livre où quelqu’un d’autre disait déjà toute la vérité que Sanguinetti allait publier en avril de la même année (opuscule qui lui fut immédiatement communiqué, et dont une traduction a paru en Italie dès le mois de mai). De plus, je détiens les photocopies d’une correspondance échangée, au moment même où Moro était détenu, mais encore vivant, entre Sanguinetti et un de ses correspondants étrangers. Ce correspondant le mettait en garde, en lui exposant toute la vérité de l’affaire, et en lui conseillant de la révéler au plus tôt. Sanguinetti répondait, à ce moment-là, en se déclarant résolument sceptique quant à cette version des faits ; ou seulement en faisant semblant de l’être, pour des raisons qui me sont restées obscures. Quand on a perdu des mois avant de vouloir admettre l’évidence il y a quelque chose de malvenu à insister sur son originalité avant-gardiste.
Je trouve donc que, du point de vue des Éditions Champ Libre, les utiles vérités contenues dans Du Terrorisme et de l’État manquent un peu de fraîcheur.
Sincères salutations,
GÉRARD LEBOVICI
P.J. Votre exemplaire en retour.
Copie à Gianfranco Sanguinetti.
* * * Lettre de Jean-François Martos à Gianfranco Sanguinetti
[Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord. Le fin mot de l’Histoire, Paris, août 1998]Paris, le 3 juin 1981
CHER GIANFRANCO,
J’ai reçu depuis peu deux documents que tu connais déjà : l’un est cette correspondance entre toi et « Cavalcanti », que Guy [Debord] m’a fait parvenir ainsi qu’à Michel [Prigent]. L’autre est cette Postface à la traduction hollandaise du Terrorismo, d’Els van Daele.
Devant les critiques qui y sont développées contre toi, tacere non possum, et il est nécessaire que je te donne mon opinion là-dessus, en m’en tenant à la stricte vérité.
En dehors des raisons que tu donnes (par exemple le fait qu’être en Italie même te permettait tout aussi bien de « mieux voir » que de te « tromper plus ») pour affirmer que ce sont de vrais gauchistes qui ont enlevé Moro, tu n’expliques nullement pourquoi tu changes ensuite d’avis pour développer le point de vue, initialement exposé par Guy, que les B.R. sont manipulées. Ainsi, à part le fait que tu rates une occasion de créer immédiatement un scandale supérieur à Censor, Guy est alors fondé à te demander s’il s’agit d’une pression du Doge, ou d’autre chose.
Quant à savoir si « la théorie et la pratique du terrorisme » sont « divulguées pour la première fois », et si la vérité sur le terrorisme peut être lue « seulement ici », il peut aussi bien s’agir de l’enlèvement de Moro que du terrorisme d’État en général, comme par exemple Victor Serge en parlait déjà en 1925. Je suis bien d’accord que la vérité sur l’enlèvement de Moro n’était encore éditée nulle part en Italie puisque le Terrorismo était déjà à l’imprimerie lorsque tu as reçu la Préface à la quatrième édition italienne de Guy, et je reconnais aussi que cette vérité était plus dangereuse à publier pour toi, par exemple en t’amenant le feu à la maison ; ton courage n’a pas à être démontré. Mais je pense que pour éviter toute confusion, et surtout après cette correspondance avec « Cavalcanti », il aurait été plus clair de signaler dès que possible l’existence de cette Préface à la quatrième édition italienne après avoir précisé les conditions qui ont précédé la publication de ces deux textes — même si cela n’était pas facile et pouvait poser des problèmes tactiques.
Quand tu m’as demandé, en août dernier, quelles critiques j’avais à faire sur ton livre, elles m’ont paru de deux sortes : sur le style, et sur une certaine « tradition » de la théorie critique, que les nouvelles conditions d’une époque doivent nécessairement contraindre au dépassement ; en gros que les vérités de la veille deviennent facilement l’idéologie du lendemain si l’on n’y prend pas garde. Ainsi on ne peut préconiser indéfiniment la « vraie démocratie des Conseils ouvriers » (p. 58) sans tomber dans une attitude par trop figée, à la fois mécaniste et unilatérale. Et suffit-il, comme on en discutait alors, d’attendre que les prolétaires se donnent de nouvelles formes d’organisation ? En posant la question dans Songe d’une nuit d’émeute (« les staliniens peuvent bien réclamer l’autogestion et les conseils d’atelier, nous ne voulons plus recevoir de conseils ni rester ouvriers ni autogérer la mort lente. Quant aux usines où ils voudraient bien nous enfermer, elles disparaîtront comme lieux de production séparés » … « il faut que le prolétariat s’empare de cette théorie. »), je pensais aussi aux limites d’un certain discours critique sur le prolétariat, à la nécessité de l’auto-explication des luttes par ceux qui les font, et donc à la nécessité du théoricien de viser aussi à sa propre suppression en tant que théoricien, en tant que « voix de ceux qui n’ont pas encore la parole ». Sinon on en arrive à des contradictions du genre de celle qui consiste à se demander si les ouvriers peuvent attendre plus de toi ou quel don tu peux leur faire, dans ce passage de la p. 39 où tu détournes Machiavel — et le détournement apparaît peut-être là, sinon « abusif » (Rien qu’un pion…), du moins un peu trop raide ; le style de Censor me semble moins bien convenir au Terrorismo. Dans la même perspective, l’affirmation, p. 9, que « la guerre civile n’a pas encore commencé » et qu’« il est donc inutile de détenir des armes » ferait passer un Mesrine ou les prisonniers de Ségovie pour de simples « illusionnés » ou pour des « naïfs fanatiques de la lutte armée » (p. 41). Or la réalité me semble plus nuancée : il n’y a pas, d’un côté, un « ouvrier sauvage » qui posséderait l’apanage de l’activité révolutionnaire, par la grève spontanée et le sabotage, et de l’autre des individus ou des groupes qui ne pourraient faire usage des armes qu’en période d’insurrection généralisée. Et lorsque tu avances, malgré tout, que l’efficacité révolutionnaire du terrorisme a toujours été très limitée, comme le montre toute l’histoire de la fin du XIXe siècle » (p. 135), cela ne suffit pas à invalider la critique d’Els van Daele lorsqu’elle affirme : « En n’impliquant dans sa critique que le terrorisme d’État (l’E.T.A. et l’I.R.A. veulent bien conquérir l’État, les B.R. et le G.R.A.P.O. sont là pour le défendre), et en présentant cela, en même temps, comme une critique générale, Sanguinetti, tout au début du dixième chapitre de son Remède à tout, montre sous un jour défavorable toute lutte armée ».
Ceci dit, je considère que la vérité centrale de ce livre est tout aussi scandaleuse que lorsque je l’affirmais dans son avis de parution, et que t’être trouvé seul en Italie pour la défendre ne peut que t’honorer encore plus.
Comme tout cela est maintenant discuté par plusieurs camarades, et pour leur préciser ce que j’en pense, je leur communique également cette lettre. Et, en attendant de te lire, ou mieux de te voir si tu passes à Paris, je t’envoie mes amitiés ainsi qu’à Katarina.
JEFF
Copie à Guy Debord, Carlos Ojeda, Michel Prigent, Els van Daele.
« Vous trouverez ci-joint cette traduction de la réponse de Nautilus à Lebovici que vous m’aviez demandée. J’ai informé Gianfranco [Sanguinetti] à ce propos, ainsi que sur le “doge”. » — JEAN-FRANÇOIS MARTOS, lettre à Guy Debord & Alice Becker-Ho, 18 avril 1981.« J’ai demandé aussi à Lebovici de t’envoyer la photocopie de 4 lettres échangées en 1978 entre Gianfranco [Sanguinetti] (Niccoló) et moi (Guido Cavalcanti). C’est à lire très attentivement, en tenant bien compte des dates ; et de tout. » — GUY DEBORD, lettre à Jean-François Martos, 5 mai 1981.
« […] (Martos a fort bien répondu à Sanguinetti, et je n’en sais pas plus ; et il s’agit d’une tout autre affaire). » — GUY DEBORD, lettre à Michel Prigent, 16 juin 1981.
« Tu as bien raison de dire que nos contacts, dès notre rencontre, ont été cordiaux ; et d’ailleurs j’espère qu’ils se développeront d’autant plus dans ce sens. Je considère donc cette observation comme une sorte d’éloge de ta part, si tu gardes en mémoire qu’il y avait a priori entre nous une question assez gênante, qu’antérieurement tu ignorais, et dont j’ai essayé de limiter autant que possible le poids : celle de tes relations avec Gianfranco [Sanguinetti]. Je t’ai communiqué quelques critiques que j’étais obligé de formuler à propos de Gianfranco. Je crois t’en avoir dit le moins possible, et en même temps le minimum nécessaire. C’était vraiment l’extrême du minimum. J’ai été ami de Gianfranco. Je ne voudrais certainement pas, des années après, décourager ceux qui se trouvent être en ce moment ses amis, en leur exposant tout ce que j’en sais et tout ce que j’en pense. Chacun doit juger par lui-même, et surtout en ces questions ; et surtout doit juger sur le présent ; puisqu’il y a part. En même temps, je voulais te mettre en garde contre certains dangers, dont je ne peux plus savoir à quel point Gianfranco les connaît ou se refuse à les connaître. C’est pourquoi je t’ai dit de lui demander ce qu’il pense maintenant du “Doge”. C’est une sorte de mot de passe pour assurer ta protection. Car je crois que Gianfranco, entendant cela, sera porté à penser que je t’ai dit beaucoup plus que ce que je t’ai dit effectivement, sur le passé, ce que j’en sais et ce que j’en soupçonne. Il agira en conséquence. » — GUY DEBORD, lettre à Jean-François Martos, 24 juillet 1981.
« Comme je n’ai pas reçu de réponse à ma lettre du 3 juin, mes relations avec Gianfranco [Sanguinetti] sont actuellement suspendues. À ce sujet tu as dû recevoir ma lettre du 31 juillet aux camarades hollandais : comme leur lettre du 12 juin était sensiblement “imprégnée” d’un esprit inquisiteur fort déplaisant et sous-entendait de ma part un comportement passablement trouble, j’ai dû leur mettre les points sur les i en leur signifiant qu’il était hors de question de discuter plus longtemps dans de telles conditions, et ce quelles que puissent être leurs qualités par ailleurs. — Ce que tu me dis maintenant de Gianfranco, et des dangers que j’encourrais, semble encore plus grave que ce que je pouvais en penser. Je suppose qu’il vaudrait mieux en discuter de vive voix la prochaine fois que l’on se verra ; en attendant tout sera gelé pour moi du côté de Figline. » — JEAN-FRANÇOIS MARTOS, lettre à Guy Debord, 18 août 1981.
« Je reçois ton mot, envoyé de Nice le 23. Je crois que tu l’as écrit dans un instant de dépression ; et j’espère bien que tous les camarades se refuseront à conclure si vite contre toi, comme tu l’as fait toi-même dans ces jours.
Tu as certainement eu tort de laisser Gianfranco [Sanguinetti] parler aussi abusivement ; mais est-ce que c’est si grave, et si irréparable ? Sûrement pas. On sait très bien que Gianfranco est coupable, depuis longtemps et devant beaucoup de gens, de ce qu’il n’a pas dit et de ce qu’il a dit ; on ignore seulement à quel point il est précisément coupable. Au lieu de te répondre là-dessus, il a déplacé cyniquement la discussion sur un faux problème : tu serais, toi, précisément, un “pro-situ”. ¡Hombre! Si tu l’étais, tu ne le croirais pas ; tu serais aussi tranquille que les autres dans la fausse conscience.
Je pense que nous avons trop d’ennemis réels pour que les plus sérieux d’entre nous puissent se laisser aller au mauvais luxe de s’accuser eux-mêmes, dès qu’ils rencontrent la plus grossière provocation, et comme s’ils avaient réellement nui à notre cause. Méfie-toi plus des autres, avant de te méfier abusivement de toi, compañero.
Je suis sûr que tu devrais maintenant parler de tout cela à Jeff [Martos], et à d’autres amis, avant de considérer comme si abominable et définitif un moment d’étourderie qui ne peut vraiment nuire à personne. » — GUY DEBORD, lettre à Carlos Ojeda, 29 août 1981.« Il est vrai que la lettre que Jaap [Kloosterman] t’a envoyée a un ton, comme me l’écrit Michel [Prigent], “rigide”. Je suis persuadé que, de sa part, ceci provient seulement d’une grave déception, et juste méfiance, à propos de Gianfranco [Sanguinetti] ; à partir des informations dont Jaap venait d’avoir connaissance. En fait, l’élément tout à fait décisif me paraît plutôt résider dans ce fait que Gianfranco ne t’a rien répondu, et dans un tel contexte, pendant deux mois. C’est une vérification terrible : plus même que ce que je pouvais en penser. En ce sens, le ton encore très poli des questions que tu posais à Gianfranco avait le mérite de lui laisser toute liberté pour répondre, et de n’offrir aucune excuse à une dérobade. On a donc vu.
Je crois même que nous voyons maintenant pire, sur le même périlleux terrain. Je t’envoie, ci-joint, la copie d’un mot que je viens de recevoir de Carlos [Ojeda]. C’est quelque chose de désolant, parce qu’il me semble que Carlos (qui avait très correctement jugé Arthur [Marchadier]), vient de tomber dans une sorte de délire d’auto-accusation. Je ne sais pourquoi il avait voulu voir Gianfranco en ce moment, mais le résultat fut désastreux ; puisque Gianfranco, chez qui ce genre d’habileté détestable ne me surprend guère, a réussi à ne pas répondre sur toutes les questions brûlantes où il lui aurait fallu répondre, mais en transportant la discussion sur une question pleinement métaphysique : le caractère supposé “pro-situ” de Carlos ! De sorte qu’il a obtenu une sorte d’effondrement psychologique chez quelqu’un qui est, évidemment, plus sincère et plus honnête que lui. Quelles conséquences ne peut-on pas redouter ?
[…] Je pense, en effet, qu’il y a beaucoup de choses dont on devrait parler de vive voix. » — GUY DEBORD, lettre à Jean-François Martos, 29 août 1981.« Je comprends que Jeff [Martos] ait été choqué par la critique de Jaap [Kloosterman], qui semblait conclure qu’il veut à tout prix ménager Sanguinetti. Tout au contraire, le fait le plus important est que Sanguinetti n’avait rien trouvé à répondre à Jeff au bout de deux mois : ce qui prouve que la lettre de Jeff était assez forte pour réduire au silence quelqu’un qui est et se sent si évidemment coupable.
Autour de cette affaire, tu verras ci-jointe une désolante lettre de Carlos [Ojeda]. Je ne sais ce qu’il est allé faire chez Sanguinetti ; mais le résultat a été pour lui quelque chose qui ressemble fort à une crise de folie d’auto-accusation. C’est bien regrettable, surtout après toutes les misères que nous avons déjà dû voir depuis six mois. » — GUY DEBORD, lettre à Michel Prigent, 29 août 1981.« J’allais justement t’écrire. Michel [Prigent] a passé ici quelques jours. Il m’a surtout parlé de la plupart des gens qu’il a le malheur de connaître à Paris ; ou peut-être un certain plaisir ? Je me croyais revenu au risible temps d’Arthur [Marchadier], tant cette pauvre bande lui ressemble dans l’envieuse incapacité ; avec un certain brillant en moins. Il est donc bien inutile que ces gens-là le blâment plus ou moins nettement : ils ne sont pas dignes de le blâmer. Ni l’Espagne ni la Pologne n’intéressent tous ces voyeurs et revendeurs de ragots, qui ne se passionnent à présent que sur ce qui s’est passé en Italie avant 1978, et principalement sur le mystère du Doge. Les pèlerinages à Figline rapportent d’étranges dogmes : il serait inconvenant de parler du Doge, parce que Gianfranco [Sanguinetti] aurait rompu avec lui depuis deux ans (mais pourquoi donc ?), et parce que ce serait une question qui ne peut se débattre qu’entre lui et moi (Foutre non ! moi, en tout cas, je ne suis en rien mêlé à cette affaire, et je m’en désintéresse puisqu’il y a cinq ans que je n’ai pas mis le pied en Italie). » — GUY DEBORD, lettre à Jean-François Martos, 10 janvier 1982.
« Des pèlerins de Figline et de leurs amis, dont la prise de parti me semble à peine voilée, on m’a rapporté récemment que “je n’avais pas à prendre parti contre Gianfranco [Sanguinetti] dans ma lettre à ce dernier”. Et les Hollandais me reprochaient exactement le contraire quelques mois avant ! » — JEAN-FRANÇOIS MARTOS, lettre à Guy Debord, 26 janvier 1982.
« Les sanguinettistes dont tu parles sont d’ineptes fanatiques, puisqu’ils trouvent que poser à leur idole des questions sur quelques points très précis et importants, c’était déjà “prendre parti” contre lui. Ils avouent par le fait même que c’étaient des questions auxquelles l’idole ne pouvait pas répondre ; et qu’il était donc irrespectueux de les poser ! Il est vrai que l’idole elle-même avait préalablement fait cet aveu en décidant de ne pas te répondre, et l’avait justifié auprès de qui voulait l’entendre par le même absurde argument. On peut se demander si les fanatiques en question se considèrent encore comme des gauchistes, même parmi les plus niais, ou si plutôt ils ne sont pas ralliés au mode de pensée des sectes du type “mooniste” ? J’estime que tu t’es conduit au mieux dans cette affaire, et par la voie qui a mené à la plus grande clarté. Si ta lettre avait été une condamnation complète reposant sur des informations et des documents inconnus, c’est là que l’on aurait pu, sans avoir besoin de falsifier entièrement le sens de cette lettre, te reprocher un parti-pris soudain ; et sans doute émettre les hypothèses habituelles sur les influences que l’on aimerait trouver derrière. Mais puisque tu ne leur a pas laissé l’ombre d’un prétetxte, on ne peut que se demander de plus en plus pourquoi des crétins qui étalent à ce point leur malhonnêteté ne trouvent pas plus commode d’affirmer tout simplement que les lettres échangées en 1978 ne sont rien d’autre que des faux ? » — GUY DEBORD, lettre à Jean-François Martos, 25 février 1982.
Je n’achète plus l’espérance,
Car c’est fausse marchandise.
Je m’attends seulement à voir s’en aller
Ce peu qui me reste.Un temps je l’achetais cher,
Maintenant je la vends à bon marché.
Et je conseille bien que jamais
N’en achète un heureux.RIMEDIO A TUTTO
DISCORSI SULLE PROSSIME OPPORTUNITÀ DI ROVINARE IL CAPITALISMO IN ITALIAIndice :
Dedica ai cattivi operai d’Italia e di tutti i paesi
Prefazione
I. Obiezioni che si faranno contro questi Discorsi, e loro confutazione
II. I disordini si cominciano con difficoltà, e con facilità si accrescono
III. Discorso sui recenti progressi fatti dai nostri nemici nella loro decomposizione
IV. Invettiva contro Enrico Berlinguer
V. Se sia meglio lavorare senza vivere, o vivere senza lavorare
VI. Discorso ai bravi operai d’Italia
VII. Che cosa sia effettivamente questa democrazia, e perché essa non trovi che difensori inetti a disonesti
VIII. Digressione sugli intellettuali : a che cosa servano, chi siano, quanto valgano, se sia lecito insultarli, e se questo basti, oppure no
IX. Se sia da preferire un compromesso senza storia, o una storia senza compromessi
X. Terrorismo di Stato, e stato di terrorismo
XI. Prolegomeni ad ogni futura ideologia che si presenti come rivoluzionaria
XII. Breve ma inconfutabile discorso di un rivoluzionario del Trecento sulla maniera di impedire la repressione
XIII. Del sabotaggio considerato come una delle belle arti
XIV. Modesto contributo all’elaborazione di nuove forme di criminalità
XV. L’utopia, fase suprema dello spettacolo
XVI. Rimedio a tutto, ovvero costituzione invulnerabile della felicità pubblica
Indice dei nomi insultatiTraduction :
REMÈDE À TOUT
DISCOURS SUR LES PROCHAINES OPPORTUNITÉS DE RUINER LE CAPITALISME EN ITALIETable des matières :
Dédicace aux mauvais ouvriers d’Italie et de tous les pays
Préface
I. Des objections qui seront faites contre ces Discours et de leur réfutation
II. Il est difficile de provoquer les désordres et facile de les accroître
III. Discours sur les récents progrès faits par nos ennemis dans leur décomposition
IV. Invective contre Enrico Berlinguer
V. S’il vaut mieux travailler sans vivre, ou vivre sans travailler
VI. Discours destiné aux bons ouvriers d’Italie
VII. Ce qu’est effectivement cette démocratie, et pourquoi elle ne trouve que des défenseurs ineptes ou malhonnêtes
VIII. Digression sur les intellectuels : à quoi ils servent, ce qu’ils sont, ce qu’ils valent, s’il est permis de les insulter et si cela suffit ou pas
IX. S’il faut préférer un compromis sans histoire, ou une histoire sans compromis
X. Terrorisme d’État, et état de terrorisme
XI. Prolégomènes à toute idéologie future qui se présente comme révolutionnaire
XII. Discours bref mais irréfutable d’un révolutionnaire du XIVe siècle sur la manière d’empêcher la répression
XIII. Du sabotage considéré comme un des beaux-arts
XIV. Modeste contribution à l’élaboration de nouvelles formes de criminalité
XV. L’utopie, phase suprême du spectacle
XVI. Remède à tout, ou constitution invulnérable de la félicité publique
Index des noms insultés
On lira aussi :GIANFRANCO SANGUINETTI, Préface à « Remède à tout » [août 1978]
¶ Preface to “Remedy to Everything”, traduction anglaiseGIANFRANCO SANGUINETTI, Du Terrorisme et de l’État (avril 1979)
¶ Sobre el Terrorismo y el Estado, traduction espagnoleGIANFRANCO SANGUINETTI, Préface à l’édition française du « Terrorisme et de l’État ». Janvier 1980
¶ Preface to the French Edition of “On Terrorism and the State”, traduction anglaise* ¶ GUY DEBORD, Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du Spectacle ». Janvier 1979
* ¶ ELS VAN DAELE, Postface à la traduction hollandaise du « Terrorismo e dello Stato ». 1er mai 1981