DEBORDIANA

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Ça commence bien !

 

MESSIEURS LES CRITIQUES, où en est la véritable érudition française ? Le numéro spécial du Bateau Ivre (dépôt à Paris : Éd. Messein) consacré au centenaire de Rimbaud a été entièrement rédigé par M. Pierre Petitfils, qu’on put croire naguère un exégète passable. De ces quelques pages, où un vent soufflant des Ardennes a bousculé l’ordre des préséances au point que le « commerçant » y tient autant sinon plus de place que « l’homme de lettres » (sic), nous ne relèverons pas les diverses énormités : ainsi Rimbaud, vivant portrait de sa mère (p. 14). Il est vrai qu’ici l’iconographie est d’une indigente fantaisie, pour ne pas dire pis, ce qui ne saurait surprendre au souvenir du tableau de Jeff Rosman, véritable inédit celui-là, que M. Petitfils, dans une lettre du 5 avril 1947, déclara être « incontestablement un faux ». Ce que devait contredire formellement l’expertise.

Mais notre homme se surpasse d’entrée de jeu : il étudie gravement l’attribution très probable à Rimbaud d’un texte qui serait son premier poème, recopié par lui, ou par quelque peste déjà dévote à sa gloire. « Il n’y a aucun doute possible, nous sommes en présence d’une composition personnelle d’un écolier d’une douzaine d’années. Tout l’indique… » Si le manuscrit peut être « d’Arthur ou de l’une de ses sœurs » l’esprit qui y règne, « l’impassibilité déjà parnassienne », sont bien d’un garçon :

Superbes monuments de l’orgueil des humains,
Pyramides, tombeaux dont la noble structure
Témoigne que l’art par l’adresse des mains
Et l’assidu travail peut vaincre la nature,

Vieux palais ruinés, chef-d’œuvre des Romains,
Et les derniers efforts de leur architecture,
Colysée, où souvent deux peuples inhumains
De s’entre assassiner se donnaient tablature,

Par l’injure des ans vous êtes abolis,
Ou du moins la plupart vous êtes démolis !
Il n’est point de ciment que le temps ne dissoudre.

Si vos marbres si durs ont senti son pouvoir,
Dois-je donc m’étonner qu’un méchant pourpoint noir
Qui m’a duré dix ans, soit percé par le coude ?

Le malheur est qu’il s’agit d’un sonnet presque célèbre… de Paul Scarron (1610-1660).

Cette pièce figure en bonne place, non seulement dans les Œuvres (choisies) de Scarron, réimprimées par M. Ch. Bausset en 1877 sur l’édition de 1663 (T. I, p. 80), mais dans l’Anthologie poétique française (XVIIe siècle) de M. Maurice Allem (Paris, Garnier, 1916, T. II, p. 84). Elle est si connue que le grand Larousse Universel du XIXe siècle la reproduit (s.v. Sonnet) à titre de « curiosité du genre ». D’après ces versions concordantes, signalons que l’erreur de copie au troisième vers consiste à avoir écrit témoigne au lieu de a témoigné. Au onzième vers, la faute de français qui « ahurit » M. Petitfils n’est pas un « tâtonnement » mais la transcription maladroite d’un archaïsme. Scarron écrivait : Il n’est point de ciment que le temps ne dissoude (sans r). « La conjugaison de ce verbe est difficile » avoue Littré, qui cite ce vers comme exemple, et y ajoute, d’après Ambroise Paré, dissoudant en participe présent : hésitations dues à la similitude des formes latines du subjonctif présent et du futur (je dissoudrai).

On ne peut que regretter la manière dont la mémoire de M. Jules Mouquet est mêlée à cette espièglerie. M. Petitfils s’abrite derrière un brouillon que celui-ci n’aurait pas eu « l’audace » (?) ou « le temps » de publier. S’il n’a pas le temps de feuilleter un dictionnaire, M. Petitfils par contre ne manque pas d’effronterie. Il découvrirait demain un Rimbaud-Turoldus ou un Rimbaud-Casimir Delavigne que nous n’en serions pas autrement saisis. Au fait, qu’en pensent MM. les membres du Comité de Patronage des fêtes de Charleville, et tout particulièrement M. Georges Duhamel, président des « Amis (sic) de Rimbaud », dont le Bateau Ivre est en principe le bulletin de liaison ? Qu’en pensent les membres du Comité d’Action, parmi lesquels figure M. Pierre Petitfils — on aimerait savoir à quel titre ? Sans doute par voie d’héritage, comme le prouve cette dédicace à son Œuvre et visage d’Arthur Rimbaud :

À la mémoire de M. Élysée Petitfils, architecte de la ville de Charleville, auteur du socle du monument élevé à Rimbaud, Square de la Gare, son descendant dédie cet autre monument à la gloire du poète.

Et maintenant, bon voyage !

Pour le mouvement surréaliste : JEAN-LOUIS BÉDOUIN, ROBERT BENAYOUN, ANDRÉ BRETON, ADRIEN DAX, CHARLES FLAMAND, GEORGES GOLDFAYN, SIMON HANTAÏ, ALAIN LEBRETON, GÉRARD LEGRAND, NORA MITRANI, WOLFGANG PAALEN, BENJAMIN PÉRET, JOSÉ PIERRE, JUDITH REIGL, JEAN SCHUSTER, ANNE SEGHERS, TOYEN, FRANÇOIS VALORBE.

Pour l’internationale lettriste : MICHÈLE BERNSTEIN, MOHAMED DAHOU, GUY-ERNEST DEBORD, JACQUES FILLON, GILLES J WOLMAN.

 

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Et ça finit mal,

 

Un communiqué de l’Internationale lettriste

LE 4 AOÛT 1954, M. Schuster, directeur de la revue surréaliste « Médium », nous a écrit pour demander, à propos de la prochaine commémoration du centenaire de Rimbaud à Charleville, d’entrer en contact avec nous « afin d’envisager les modalités d’une éventuelle intervention commune ».

Malgré les graves réserves que nous formulions sur l’activité des surréalistes français et ladite publication, nous avons cru devoir encourager cette initiative qui pouvait signifier le premier éveil d’éléments valables parmi les épigones de ce mouvement.

Quelques jours plus tard nous avons reçu MM. Legrand, Péret et Schuster avec lesquels nous avons convenu du sabotage de la cérémonie par nos groupes réunis. M. Legrand fut désigné par les surréalistes et G.-E. Debord par les lettristes pour rédiger ensemble un tract. Le texte suivant a été adopté :

Le premier buste de Jean-Arthur Rimbaud, érigé par ses concitoyens reconnaissants, servait en 1914-1918 à la fabrication d’obus allemands.

En 1927, le tract surréaliste « Permettez » souhaitait le même sort au deuxième. Ce fut chose faite. Avec une louable obstination dans l’erreur, les gens de Charleville inaugurent aujourd’hui le troisième, toujours sur la Place de la Gare.

Ce trafic ne nous étonne pas. Dans une société fondée sur la lutte des classes, il ne saurait y avoir d’histoire littéraire « impartiale ». Toute la critique utilise, d’une façon ou d’une autre, les bouleversements successifs des disciplines esthétiques pour la défense de l’idéologie de la classe dominante.

Nous ne nous dissimulons pas qu’une révolution de l’expression ne peut suffire à imposer la « vraie vie ». Elle seule est, à nos yeux, le but de cette lutte, à l’origine et à la fin de laquelle nous reconnaissons une revendication morale, dont le triomphe nous importe exclusivement.

La célébration de Rimbaud au sortir de la messe, ce dimanche 17 octobre, nous paraît par trop importune. C’est en fonction de cet impératif éthique, qui englobe le dégoût de voir des imbéciles s’exprimer à propos de sa poésie, que nous nous rendons à Charleville dans l’intention d’y porter quelque trouble.

Le 27 septembre, dix jours après que ce texte eût été transmis par M. Legrand à ses amis, M. Schuster nous avisait téléphoniquement de difficultés survenues quant à la signature du tract. Rendez-vous fut pris pour en discuter les termes. Le 3 octobre, MM. Bédouin, Goldfayn, Hantaï, Legrand, Schuster et Toyen sont venus pour défendre leur thèse.

C’est l’idée même du texte qui était en cause : dans une société fondée sur la lutte des classes, il ne saurait y avoir de critique littéraire « impartiale ». Toute la critique utilise, d’une façon ou d’une autre, les bouleversements successifs des disciplines esthétiques pour la défense de l’idéologie de la classe dominante.

Les délégués surréalistes ne voulaient pas accepter la « consonnance marxiste » de cette phrase. Ils ne voulaient pas expliquer ce processus par le matérialisme historique. Ils ne voulaient pas réfuter cette explication. Ils s’avouaient incapables de l’expliquer autrement. Ils se déclaraient résolus à protester jusqu’à la fin des temps dans les termes de 1927. Ils ne souhaitaient pas comprendre les mécanismes qui régissent ces affaires, et les autres, en dépit de toutes les protestations verbeuses. Ils ne voulaient surtout pas être mêlés à une manifestation qui put sembler politique.

Ils ne voulaient même pas sortir. Nous avons dû le leur suggérer.

Quelques appréciations qui s’imposent

M. BÉDOUIN RÉINVENTE LA CULTURE

Dénoncer les causes économiques du truquage continuel des gloires posthumes semblait par trop marxiste aux amis de M. Breton. Plus malin que les autres, M. Bédouin, à propos de la phrase incriminée, criait même au marxisme douteux. On lui apprend qu’elle était, à l’échange près du terme « science » remplacé par « critique littéraire », tirée d’un article de Lénine (revue Prosvechtchénié, n° 3, mars 1913). La position de M. Bédouin n’en est pas atteinte puisque pour lui « en matière de marxisme, Lénine ne peut passer pour une autorité ».

Les limites du sérieux sont depuis longtemps franchies. Il y a déjà plusieurs années que M. Bédouin fait carrière dans une prose surréaliste dont on connaît bien la facture. Le disciple qui apporte sa part à un système ne peut être pour lui qu’un disciple suspect. Le Surréalisme « se maintient » — il s’en flatte — dans l’ordre et la fidélité.

Nous sommes donc fondés à penser que M. Bédouin est, lui, une autorité en matière de Surréalisme.

TOMBEAU DE MONTAIGNE

Dans une Diète célèbre de l’Empire Romain Germanique, une foule de hobereaux se rencontraient pour s’opposer des vétos réciproques, droit primordial reconnu à chacun. Le Surréalisme actuel a dépassé cet amusement pour autant que ce ne sont plus des opinions qui s’opposent, mais des abstentions.

On demande à Schuster quel est l’avis du groupe qu’il représente. Nous n’avons, répond-il, que des opinions personnelles. On le presse d’exposer son opinion personnelle. Il répond qu’il est dans le doute.

Legrand n’est pas marxiste. Il n’approuve pas de texte marxiste. Or, délégué par ses amis, il a collaboré à la rédaction d’un texte marxiste. Il convient que ce texte est marxiste.

On lui demande d’expliquer son geste. Il répond de bonne grâce qu’ayant écrit ce texte il n’en porte plus la responsabilité, et ne saurait donc en parler.

L’OPPOSITION DE SA MAJESTÉ

Le scandale à l’intérieur d’un système ne tire pas à conséquence. Les surréalistes restent chaudement installés dans un ordre économique qu’ils disent réprouver ou qu’ils ignorent selon l’heure, surréalistes de père en fils.

Dans les limites de la société bourgeoise, on les encourage à faire quelque bruit, et ceux qui s’en tirent le plus plaisamment peuvent même devenir des salariés (les marchands de tableaux, les éditeurs engagent et licencient). On tient ce bruit dans des limites décentes. Celles-là mêmes dans lesquelles on tolère le scandale en famille. Toute tentative pour passer outre se heurte aux mêmes répressions, qui ne sont pas tant d’origine morale que financière.

Il faut juger les gens sur leur mode de vie, et pas sur leurs phrases. Pour les surréalistes, les problèmes économiques, la révolution sociale ne sont point affaires primordiales. Ils essaient de se persuader qu’ils échappent à ces contingences, et semblent le croire. Cependant, ils vivent ; ils consomment. À première vue ils n’ont pas l’apparence de capitalistes, de faux-monnayeurs ou de gangsters. On pourrait les prendre pour des employés de bureau ou des séminaristes. Ils sont donc employés de bureau.

Le Surréalisme et les monômes resteront permis, dans cette part de désordre sans danger qui constitue le plus sûr garant de la bonne continuation du Quartier des Écoles et du monde bourgeois.

GIL J WOLMAN ÉCRIT À ANDRÉ BRETON

Breton, aujourd’hui c’est la faillite. Il y a trop longtemps que votre entreprise est déficitaire. Ce ne sont décidément pas vos associés qui vous sortiront de là. Ils ne savent même pas se tenir à table. Vous n’êtes plus servi comme avant.

Il faut déposer votre bilan. Ce n’est pas la misère. Votre fille se doit bien de s’occuper de son vieux père : vous vous êtes tant sacrifié pour elle pendant la guerre d’Espagne.

Le mouvement surréaliste est-il composé d’imbéciles ou de FAUSSAIRES.


Cette mise au point a été publiée le 7 octobre 1954, au verso d’un tract surréaliste que l’Internationale lettriste avait accepté de contresigner enseptembre.

Croupe Français de l’Internationale lettriste, 32, rue de la Montagne-Geneviève, PARIS (5e).

On lira aussi :

 INTERNATIONALE LETTRISTE, Le « réseau Breton » et la chasse aux rouges  Petite annonce  INTERNATIONALE LETTRISTE (Guy-Ernest Debord, Gil J Wolman), Lettre au rédacteur en chef de « Combat » (Potlatch n° 13, 23 octobre 1954)

 Petit hommage au mode de vie américain  Familiers du Grand Truc (Potlatch n° 14, 30 novembre 1954)

 GIL J WOLMAN, Le piège (Potlatch n° 15, 22 décembre 1954)

 GUY-ERNEST DEBORD, Le grand sommeil et ses clients (Potlatch n° 16, 26 janvier 1955)

 

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5 février 2001

BIBLIOGRAPHIE 1952-19571957-19721972-1994