Défendez la liberté partout Section italienne de l’Internationale situationniste
[rédigé par Guy Debord et Pinot Gallizio — Alba], 4 juillet 1958[Difendete la libertà ovunque] Tract édité à Alba, imprimé à Paris, diffusé à Milan Traduit par Luc Mercier
Archives situationnistes. Volume I. Documents traduits. 1958-1970
Éditions Contre-Moule/Librairie Parallèles, Paris, mars 1997NOUS, SITUATIONNISTES, protestons contre l’internement hypocrite dans un asile d’aliénés de Nunzio Van Guglielmi, parce qu’en juin dernier, à Milan, il a réussi à endommager légèrement un médiocre tableau de Raphaël.
Nous constatons que le contenu de l’écriteau posé par Guglielmi sur le tableau de Raphaël : « Vive la révolution italienne ! À bas le gouvernement clérical ! » exprime l’opinion d’un grand nombre d’Italiens, dont nous sommes.
Nous voulons attirer l’attention sur le fait que ce serait un crime contre la science psychiatrique véritable que d’interpréter, avec l’aide de la police psychiatrique, un geste hostile à l’Église et aux valeurs culturelles mortes des musées comme une preuve suffisante de folie.
Nous soulignons le péril que constitue un tel précédent pour tous les hommes libres et pour tout le développement culturel et artistique à venir.
La liberté est d’abord dans la destruction des idoles.
Notre appel s’adresse à tous les artistes et intellectuels d’Italie, pour qu’ils agissent immédiatement en vue de libérer Nunzio Van Guglielmi de sa condamnation à vie. Guglielmi peut seulemnt être condamné aux termes de la loi qui prévoit l’aliénation des biens publics.
4 juillet 1958
LA SECTION ITALIENNE DE L’INTERNATIONALE SITUATIONNISTE
« La presse française annonce aujourd’hui le scandale fait à Milan par Nunzio Guglielmi. Vous devez savoir plus que nous sur cette affaire. Il est possible que Guglielmi soit vraiment un idiot. Mais, a priori, je ne crois pas. Vous vous souvenez du scandale fait à Notre-Dame à Pâques 1950. À ce moment-là on a aussi essayé de faire enfermer nos amis, pour toute leur vie, comme fous. C’est la protestation des artistes et des intellectuels qui a seule empêché la police et l’Église de réussir ce coup contre eux. Il me semble que l’acte de Guglielmi, nous avons intérêt, et aussi le devoir de le défendre. C’est tout à fait dans nos idées, jusque l’attaque contre l’art-dans-les-musées (cf. les idées de Jorn à ce propos). Ne pensez-vous pas comme moi à ce sujet ?
(Sans s’engager sur ce qu’est réellement cet homme, mais seulement sur une question de principe.)
Pouvez-vous faire immédiatement un petit tract, envoyé aux journaux et aux artistes (y compris même Fontana ou Baj) ? Vous pourriez le faire au verso en français et m’en envoyer ici une centaine d’exemplaires ?
Cela serait bon, entre les expositions de peinture industrielle et au moment où paraît le n° 1 de notre revue. Bon aussi pour Drouin !
Je vous joins un projet de texte. » — GUY DEBORD, lettre à Pinot Gallizio et Giors Melanotte, 16 juin 1958.« Oui, on peut imprimer le tract à Paris, mais seulement si c’est impossible chez vous, parce que ce sera très long ici (2 voyages par la poste, et surtout notre difficile imprimeur…). Or, l’important pour ce tract est d’être diffusé très vite. Si je dois l’imprimer ici, envoie-moi immédiatement le texte italien, et les signatures exactes de la section italienne : il faut le plus possible de noms, mais qui soient tous des gens sûrs. (Écris, si tu peux, la date du scandale de Guglielmi à Milan.) » — GUY DEBORD, lettre à Pinot Gallizio, 23 juin 1958.
« Je reçois à l’instant votre lettre. Voici déjà 50 exemplaires du tract envoyé ici par Gallizio et imprimé dans la journée. Il faut distribuer d’abord aux journaux et vers la justice de Milan (à l’avocat de Guglielmi).
Je vais faire autre chose avec le texte de Jorn transmis par vous, qui contient des précisions intéressantes. » — GUY-ERNEST DEBORD, lettre à Luciano Pistoi, 30 juin 1958.« Sitôt reçu le texte du tract que tu m’envoyais j’ai réussi à le faire imprimer dans la journée. Mais je n’ai pu malheureusement y mettre le cliché (manque de temps et d’argent). Je n’ai pas gardé les signatures proposées parce qu’il est sûrement nécessaire de mettre d’abord en avant dans cette affaire notre section italienne — comme la section belge pour les critiques d’art de Bruxelles.
J’ai envoyé hier au soir 50 tracts à Pistoi.
Aujourd’hui, j’ai envoyé : 100 à Pistoi — 100 à Asger [Jorn] — 100 à toi.
Faites une diffusion immédiate organisée vers
A — Les artistes (surtout avant-gardistes, même Fontana ou Baj — mais pas à Ralph Rumney à qui j’ai déjà envoyé le tract)
B — Les journalistes
C — Les hommes de justice de Milan : le juge d’instruction et l’avocat de Guglielmi.
Répartissez-vous le travail de diffusion pour ne pas envoyer (Pistoi, Asger et toi) aux mêmes adresses trois fois.
Ne dispersez pas ce tract à des destinataires où il n’aurait pas d’influence.
Vous devez surtout briser le silence : faire passer dans les journaux la nouvelle que vous avez pris la défense de l’acte de Guglielmi. Agissez au mieux, et vite : ce n’est pas seulement intéressant de faire cela. Vous pouvez être la seule chance de Guglielmi (c’est très juste d’écrire qu’il a été déjà “condamné à vie”).
Je viens de diffuser 50 ou 60 tracts en France et en Europe (excepté l’Italie que je vous laisse).
Pistoi m’a transmis un deuxième texte rédigé par Jorn (sur cette affaire) qui contient des révélations très intéressantes. Je vais essayer de faire éditer maintenant ici un 2e tract — en français — avec le texte de Jorn. Peut-être pourrais-je vous en envoyer dans 8 jours. » — GUY DEBORD, lettre à Pinot Gallizio, 1er juillet 1958.« Je vous envoie aujourd’hui 300 exemplaires du 2e tract (en français, celui par lequel l’ensemble de l’I.S. soutient votre courageuse campagne pour Guglielmi).
En même temps j’en expédie 200 à Asger [Jorn] — 200 à Pistoi — 100 à Korun.
Je ferai samedi une expédition directe pour la France et les autres pays (à l’exception de l’Italie et de la Belgique).
Il faut envoyer ce 2e tract
1°) à toutes les personnes qui ont déjà reçu le tract italien
2°) à d’autres, constituant un public plus étendu.
Obtenez, par tous les moyens, la publication dans la presse de votre prise de position. L’essentiel est de briser le silence organisé. Demandez la publication des deux tracts dans “notre” numéro de Notizie, au moins à titre de documents soumis à l’appréciation des lecteurs. Essayez d’entraîner des gens comme Garelli à une intervention commune limitée sur ce point précis :
Les preuves de la “folie” de Guglielmi données au public sont toutes, jusqu’ici, inacceptables. Donc il doit être jugé comme responsable d’un acte qui est parfaitement défendable. Si un procès finit par être décidé, proposez de témoigner en sa faveur, pour expliquer ses raisons. » — GUY DEBORD, lettre à Pinot Gallizio et Giors Melanotte, 3 juillet 1958.« Je t’envoie aujourd’hui 200 exemplaires du 2e tract. En même temps j’en envoie 200 à Pistoi, 300 à Pinot, 100 à Korun. Faites le plus de bruit possible en Italie : c’est là que le problème est brûlant. » — GUY DEBORD, lettre à Asger Jorn, 3 juillet 1958.
« Je vous adresse en même temps 200 exemplaires de notre deuxième tract sur l’affaire Guglielmi. Jorn et Gallizio en ont reçu 500 autres, et nous ferons hors d’Italie une diffusion très supérieure à celle du précédent. » — GUY-ERNEST DEBORD, lettre à Luciano Pistoi, 3 juillet 1958.
« Je vous envoie aujourd’hui 100 exemplaires, à diffuser au mieux, d’un deuxième tract fait pour soutenir la campagne de notre section italienne dans l’affaire Guglielmi.
Le même procédé policier — l’internement sans procès — avait déjà été employé ici contre les responsables du “scandale de Notre-Dame”, en 1950. Mais beaucoup d’intellectuels protestèrent de sorte que l’on dut les libérer presque aussitôt. En Italie, tout le monde a trouvé normal que l’on soit réputé fou automatiquement dès lors que l’on manifeste contre les conventions artistiques et catholiques. Nos amis doivent briser une conspiration de silence unanime. » — GUY DEBORD, lettre à Wilma et Walter Korun, 3 juillet 1958.« J’espère que vous avez bien reçu tous les exemplaires des deux tracts pour Guglielmi. Donne-moi des nouvelles de cette affaire.
Pour la distribution par la poste, il ne faut pas attendre un grand travail d’Asger [Jorn]. Mets-toi d’accord avec Pistoi, par téléphone, pour un certain partage des adresses, et envoyez tous les exemplaires dans le plus bref délai. J’attends des renseignements là-dessus. » — GUY DEBORD, lettre à Pinot Gallizio, 5 juillet 1958.« Où en est l’affaire Guglielmi ?
Avez-vous reçu tous les exemplaires annoncés du 1er et du 2e tract ?
(Et pouvez-vous me renvoyer 30 ou 40 exemplaires du tract français — de Jorn — s’il vous en est resté ?) » — GUY DEBORD, lettre à Pinot Gallizio et Giors Melanotte, 7 juillet 1958.« Où en est l’affaire Guglielmi ? As-tu reçu les envois des 2 tracts, modèles ci-joints ? » — GUY DEBORD, lettre à Asger Jorn, 7 juillet 1958.
« Pour Guglielmi : trop tard pour reculer. Il faut attaquer encore plus à fond.
Nous n’avons jamais défendu la personnalité de Guglielmi mais un principe : il n’est pas fou à cause du geste qui lui est reproché (peu importe qu’il soit fou réellement pour d’autres. Ceci serait une mauvaise excuse pour laisser faire). Les méthodes employées contre lui (cf. celles que tu révèles, pour les journaux) sont odieuses et prouvent qu’on ne le tient pas pour un fou inoffensif : tout le monde trouve ces méthodes normales, nous sommes seuls à les dénoncer. Et il ne faut pas plus respecter la notion conventionnelle de folie que le catholicisme. » — GUY DEBORD, lettre à Asger Jorn, 8 juillet 1958.« Je reçois une lettre d’Asger [Jorn] qui me dit que nos tracts vont faire un drôle d’effet sur la pseudo-“avant-garde” italienne parce que Guglielmi serait “un peintre religieux cinglé”.
Eh bien, tant mieux pour ce qui est de scandaliser l’“avant-garde” italienne !
Et surtout : vous ne défendez pas un homme, mais un principe. Vous n’avez pas dit que Guglielmi était situationniste, ni que son passé était intéressant, ni même qu’il n’était pas fou.
Vous avez dit que la manifestation de folie qui lui est reprochée n’en est pas une.
(Et Michel Mourre, le principal auteur du “scandale de Notre-Dame” était un ancien séminariste.)
Donc, ne reculez pas dans cette affaire. Ce serait une mauvaise attitude (céder au chantage à ce que Baj peut appeler “folie”) et puis, au point où nous en sommes ce serait ridicule (les tracts sont déjà distribués hors d’Italie).
Avanti ! » — GUY DEBORD, lettre à Pinot Gallizio, 8 juillet 1958.« À propos de Guglielmi, on m’écrit qu’il était probablement un véritable fou. Mais la question n’est pas sur ce terrain. Ce que nous soutenons, c’est que l’on ne peut accepter comme une preuve suffisante de folie l’acte précis pour lequel il se trouve interné. » — GUY-ERNEST DEBORD, lettre à Luciano Pistoi, 12 juillet 1958.
« Bravo pour toute l’action en faveur de Guglielmi ! Les Américains achèteront sa production : c’est leur rôle. Mais vous avez osé réclamer sa libération, en interprétant son geste comme raisonnable : ceci était notre rôle. » — GUY DEBORD, lettre à Pinot Gallizio, 17 juillet 1958.
« Tant mieux pour l’effet du tract Guglielmi à Milano. Ceux qui essaient maintenant de te saboter livrent une bataille perdue, et se ridiculisent devant l’Histoire. Prends la position la plus ferme et la plus menaçante tant dans l’affaire Guglielmi que dans toute autre discussion qui se présente autour de ton exposition de Milano. » — GUY DEBORD, lettre à Pinot Gallizio, 19 juillet 1958.
« La liberté de Guglielmi (hors de l’asile) est une grande victoire, et d’abord pour toi qui avais rejoué sur ce coup — à quitte ou double — toute la “réputation” gagnée déjà avec la peinture industrielle. Maintenant, on saura, à Alba, que tu n’es pas fou, et que tu sais si les autres le sont ou non. » — GUY DEBORD, lettre à Pinot Gallizio, 29 juillet 1958.
« À la fin du mois de juin un jeune peintre milanais, par ailleurs complètement inintéressant, Nunzio Van Guglielmi, dans le but d’attirer l’attention sur sa personne avait légèrement endommagé un tableau de Raphaël (“Le couronnement de la Vierge”) en collant sur le verre qui le protégeait une pancarte manuscrite où l’on pouvait lire : “Vive la révolution italienne ! Dehors, le gouvernement clérical !” Arrêté sur place, il était aussitôt déclaré fou, sans contestation possible et pour ce seul geste, et interné à l’asile de Milan.
La section italienne de l’Internationale situationniste fut seule à protester par le tract “Difendete la libertà ovunque”, paru le 4 juillet seulement, plusieurs imprimeurs italiens ayant par prudence refusé de le tirer.
“Nous constatons, disait ce tract, que le contenu de l’écriteau posé par Guglielmi sur le tableau de Raphaël […] exprime l’opinion d’un grand nombre d’Italiens, dont nous sommes.
Nous voulons attirer l’attention sur le fait que [l’on interprète…] un geste hostile à l’Église et aux valeurs culturelles mortes des musées comme une preuve suffisante de folie.
Nous soulignons le péril que constitue un tel précédent pour tous les hommes libres et pour tout le développement culturel et artistique à venir.
La liberté est d’abord dans la destruction des idoles.
Notre appel s’adresse à tous les artistes et les intellectuels d’Italie, pour qu’ils agissent immédiatement en vue de libérer [Nunzio Van] Guglielmi de sa condamnation à vie. Guglielmi peut seulemnt être condamné aux termes de la loi qui prévoit l’aliénation des biens publics.”
Dans un deuxième tract “Au secours de Van Guglielmi !”, publié en français le 7 juillet, Asger Jorn, au nom de l’I.S., appuyait l’action entreprise :
“Les raisons de Guglielmi se trouvent au cœur de l’art moderne, à partir du Futurisme jusqu’à nos jours. Aucun juge, aucun psychiatre, aucun directeur de musée n’est capable de prouver le contraire sans falsification…
La photo du Raphaël est une falsification officielle envoyée à la presse dans le monde entier. Les dommages réels sur la toile sont si petits qu’ils seraient invisibles sur une reproduction dans un journal. Les lignes qui se voient sur la photo, indiquant une destruction massive de la toile représentent seulement une vitre cassée posée devant le tableau. Même ces lignes sont sur les photos accentuées artificiellement avec du blanc et du noir pour rendre encore plus grave l’accident. Au contraire le texte du manifeste collé sur la vitre est devenu, par un procédé étrangement réussi, parfaitement illisible dans les journaux italiens.”
Le lendemain précisément s’ouvrait l’exposition de Milan. Notre section italienne, renforcée par les autres situationnistes qui se trouvaient en Italie (Maurice Wyckaert, de la section belge, Jorn), distribua ces tracts à Milan dans l’hostilité générale. Une revue alla jusqu’à publier une reproduction de Raphaël en regard d’une reproduction de la peinture des fous qui voulaient détruire Raphaël. Cependant le 19 juillet,à la stupéfaction de tous, Guglielmi était reconnu parfaitement sain d’esprit par le directeur de l’asile de Milan, et libéré.
La conclusion de cet incident est très instructive : Guglielmi, qui avait eu bien peur, accepta, pour obtenir son pardon, de se faire photographier à genoux et priant devant la vierge de Raphaël, adorant ainsi d’un seul coup l’art et la religion qu’il avait malmenés précédemment. Et la juste position de la section italienne dans cette affaire pourtant d’un bout à l’autre bien rationnelle, a contribué à augmenter son isolement parmi la canaille intellectuelle d’Italie, dont certains éléments nauséabonds (tel le mercanti Pistoi, directeur de la revue Notizie), après avoir frauduleusement tourné autour des situationnistes, ont compris et clairement révélé où était leur vrai camp :Michel Tapié, le néo-fascisme français d’exportation,les curés qu’ils ne peuvent oublier. » — L’activité de la section italienne (Internationale situationniste n° 2, décembre 1958).
On lira aussi :INTERNATIONALE SITUATIONNISTE (signé par Asger Jorn), Au secours de Van Guglielmi ! 7 juillet 1958