DEBORDIANA

Internationale situationniste
Revue de la section française de l’I.S.
Numéro 12
Septembre 1969 — Directeur : Debord
Rédaction : B.P. 307-03 Paris

 

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Comité de Rédaction :
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USTAPHA KHAYATI, RENÉ RIESEL, CHRISTIAN SÉBASTIANI, RAOUL VANEIGEM, RENÉ VIÉNET

Tous les textes publiés dans Internationale Situationniste
peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés même sans indication d’origine.

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Table


 Le commencement d’une époque

Réforme et contre-réforme dans le pouvoir bureaucratique [rédigé par Mustapha Khayati]

 Comment on ne comprend pas des livres situationnistes

 Jugements choisis concernant l’I.S. et classés selon leur motivation dominante

RENÉ RIESEL, Préliminaires sur les conseils et l’organisation conseilliste

RAOUL VANEIGEM, Avis aux civilisés relativement à l’autogestion généralisée

EDUARDO ROTHE, La conquête de l’espace dans le temps du pouvoir

La pratique de la théorie :

Comment les blousons noirs se politisèrent

Factices (suite)

Qu’est-ce qu’un « situationniste » ?

Les dernières exclusions

Additif au livre de Viénet

Notes sur l’Espagne

Manœuvre particulièrement vile et maladroite de certains anti-situationnistes

Une maspérisation

 L’historien Maitron

Familiers du grand truc

Les démarcheurs abusifs

Qu’est-ce qui fait mentir I.C.O. ?

L’élite et le retard

L’or de l’I.S. (suite et fin)

 Est récupéré qui veut bien

 Le retour de Charles Fourier

De la répression

Avis

À propos de Nantes

L’histoire de l’I.S. sera écrite plus tard

 Sur notre diffusion

 Le cinéma et la révolution

 La 8e Conférence de l’I.S.

Documents :

Raisons d’une réédition

CONSEIL CENTRAL DE L’I.S., Aux poubelles de l’histoire. 21 février 1963

 GUY DEBORD, La question de l’organisation pour l’I.S.

 INTERNATIONALE SITUATIONNISTE, Correspondance avec un éditeur

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Le commencement d’une époque

 

« NOUS VIVRONS ASSEZ pour voir une révolution politique ? nous, les contemporains de ces Allemands ? Mon ami, vous croyez ce que vous désirez », écrivait Arnold Ruge à Marx, en mars 1844 ; et quatre ans plus tard cette révolution était là. Comme exemple amusant d’une inconscience historique qui, entretenue toujours plus richement par des causes similaires, produit intemporellement les mêmes effets, la malheureuse phrase de Ruge fut citée en épigraphe dans La Société du Spectacle, qui parut en décembre 1967 ; et six mois après survint le mouvement des occupations, le plus grand moment révolutionnaire qu’ait connu la France depuis la Commune de Paris.

La plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industriel avancé, et la première grève générale sauvage de l’histoire ; les occupations révolutionnaires et les ébauches de démocratie directe ; l’effacement de plus en plus complet du pouvoir étatique pendant près de deux semaines ; la vérification de toute la théorie révolutionnaire de notre temps, et même çà et là le début de sa réalisation partielle ; la plus importante expérience du mouvement prolétarien moderne qui est en voie de se constituer dans tous les pays sous sa forme achevée, et le modèle qu’il a désormais à dépasser — voilà ce que fut essentiellement le mouvement français de mai 1968, voilà déjà sa victoire.

Nous dirons plus loin les faiblesses et les manques du mouvement, les conséquences naturelles de l’ignorance et de l’improvisation, comme du poids mort du passé, là même où ce mouvement a pu le mieux s’affirmer ; conséquences surtout des séparations que réussirent de justesse à défendre toutes les forces associées du maintien de l’ordre capitaliste, les encadrements bureaucratiques politico-syndicaux s’y étant employés, au moment où c’était pour le système une question de vie ou de mort, plus et mieux que la police. Mais énumérons d’abord les caractères manifestes du mouvement des occupations là où était son centre, là où il fut le plus libre de traduire, en paroles et en actes, son contenu. Il y proclama ses buts bien plus explicitement que tout autre mouvement révolutionnaire spontané de l’histoire ; et des buts beaucoup plus radicaux et actuels que ne surent jamais en énoncer, dans leurs programmes, les organisations révolutionnaires du passé, même aux meilleurs jours qu’elles connurent.

Le mouvement des occupations, c’était le retour soudain du prolétariat comme classe historique, élargi à une majorité des salariés de la société moderne, et tendant toujours à l’abolition effective des classes et du salariat. Ce mouvement était la redécouverte de l’histoire, à la fois collective et individuelle, le sens de l’intervention possible sur l’histoire et le sens de l’événement irréversible, avec le sentiment du fait que « rien ne serait plus comme avant » ; et les gens regardaient avec amusement l’existence étrange qu’ils avaient menée huit jours plus tôt, leur survie dépassée. Il était la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’ensemble de l’organisation ancienne de la vie réelle, la passion de la généralisation, de l’unification. Dans un tel processus, la propriété était niée, chacun se voyant partout chez soi. Le désir reconnu du dialogue, de la parole intégralement libre, le goût de la communauté véritable, avaient trouvé leur terrain dans les bâtiments ouverts aux rencontres et dans la lutte commune : les téléphones, qui figuraient parmi les très rares moyens techniques encore en fonctionnement, et l’errance de tant d’émissaires et de voyageurs, à Paris et dans tout le pays, entre les locaux occupés, les usines et les assemblées, portaient cet usage réel de la communication. Le mouvement des occupations était évidemment le refus du travail aliéné ; et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps. Il était aussi bien le refus de toute autorité, de toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique ; le refus de l’État et, donc, des partis et des syndicats aussi bien que des sociologues et des professeurs, de la morale répressive et de la médecine. Tous ceux que le mouvement, dans un enchaînement foudroyant — « Vite », disait seulement celui des slogans écrits sur les murs qui fut peut-être le plus beau — avait réveillés, méprisaient radicalement leurs anciennes conditions d’existence, et donc ceux qui avaient travaillé à les y maintenir, des vedettes de la télévision aux urbanistes. Aussi bien que les illusions staliniennes de beaucoup se déchiraient, sous leurs formes diversement édulcorées, depuis Castro jusqu’à Sartre, tous les mensonges rivaux et solidaires d’une époque tombaient en ruines. La solidarité internationale reparut spontanément, les travailleurs étrangers se jetant en nombre dans la lutte, et quantité de révolutionnaires d’Europe accourant en France. L’importance de la participation des femmes à toutes les formes de lutte est un signe essentiel de sa profondeur révolutionnaire. La libération des mœurs fit un grand pas. Le mouvement était également la critique, encore partiellement illusoire, de la marchandise (sous son inepte travestissement sociologique de « société de consommation »), et déjà un refus de l’art qui ne se connaissait pas encore comme sa négation historique (sous la pauvre formule abstraite « d’imagination au pouvoir », qui ne savait pas les moyens de mettre en pratique ce pouvoir, de tout réinventer ; et qui, manquant de pouvoir, manqua d’imagination). La haine partout affirmée des récupérateurs n’atteignait pas encore au savoir théorico-pratique des manières de les éliminer : néo-artistes et néo-directeurs politiques, néo-spectateurs du mouvement même qui les démentait. Si la critique en actes du spectacle de la non-vie n’était pas encore leur dépassement révolutionnaire, c’est que la tendance « spontanément conseilliste » du soulèvement de mai a été en avance sur presque tous les moyens concrets, parmi lesquels sa conscience théorique et organisationnelle, qui lui permettront de se traduire en pouvoir, en étant le seul pouvoir.

Crachons en passant sur les commentaires applatissants et les faux-témoignages des sociologues, des retraités du marxisme, de tous les doctrinaires du vieil ultra-gauchisme en conserve ou de l’ultra-modernisme rampant de la société spectaculaire ; personne, parmi ceux qui ont vécu ce mouvement, ne pourra dire qu’il ne contenait pas tout cela.

Nous écrivions, en mars 1966, dans le n° 10 d’Internationale Situationniste (p. 77) : « Ce qu’il y a d’apparemment osé dans plusieurs de nos assertions, nous l’avançons avec l’assurance d’en voir suivre une démonstration historique d’une irrécusable lourdeur. » On ne pouvait mieux dire.

Naturellement, nous n’avions rien prophétisé. Nous avions dit ce qui était là : les conditions matérielles d’une nouvelle société avaient été produites depuis longtemps, la vieille société de classes s’était maintenue partout en modernisant considérablement son oppression, et en développant avec toujours plus d’abondance ses contradictions, le mouvement prolétarien vaincu revenait pour un second assaut plus conscient et plus total. Tout ceci, certes, que l’histoire et le présent montraient à l’évidence, beaucoup le pensaient et certains même le disaient, mais abstraitement, donc dans le vide : sans écho, sans possibilité d’intervention. Le mérite des situationnistes fut simplement de reconnaître et de désigner les nouveaux points d’application de la révolte dans la société moderne (qui n’excluent aucunement mais, au contraire, ramènent tous les anciens) : urbanisme, spectacle, idéologie, etc. Parce que cette tâche fut accomplie radicalement, elle fut en mesure de susciter parfois, en tout cas de renforcer grandement, certains cas de révolte pratique. Celle-ci ne resta pas sans écho : la critique sans concessions avait eu bien peu de porteurs dans les gauchismes de l’époque précédente. Si beaucoup de gens ont fait ce que nous avons écrit, c’est parce que nous avions écrit essentiellement le négatif qui avait été vécu, par tant d’autres avant nous, et aussi par nous-mêmes. Ce qui est ainsi venu au jour de la conscience dans ce printemps de 1968, n’était rien d’autre que ce qui dormait dans cette nuit de la « société spectaculaire », dont les Sons et Lumières ne montraient qu’un éternel décor positif. Et nous, nous avions « cohabité avec le négatif », selon le programme que nous formulions en 1962 (cf. I.S. 7, p. 10). Nous ne précisons pas nos « mérites » pour être applaudis ; mais pour éclairer autant que possible d’autres, qui vont agir de même.

Tous ceux qui se bouchaient les yeux sur cette « critique dans la mêlée » ne contemplaient, dans la force inébranlable de la domination moderne, que leur propre renoncement. Leur « réalisme » anti-utopique n’était pas davantage le réel qu’un commissariat de police ou la Sorbonne ne sont des bâtiments plus réels que ceux qu’en font des incendiaires ou des « Katangais ». Quand les fantômes souterrains de la révolution totale se levèrent et étendirent leur puissance sur tout le pays, ce furent toutes les puissances du vieux monde qui parurent des illusions fantomatiques qui se dissipaient au grand jour. Tout simplement, après trente années de misère qui, dans l’histoire des révolutions, n’ont pas plus compté qu’un mois, est venu ce mois de mai qui résume en lui trente années.

Faire de nos désirs la réalité est un travail historique précis, exactement contraire à celui de la prostitution intellectuelle qui greffe, sur n’importe quelle réalité existante, ses illusions de permanence. Ce Lefebvre, par exemple, déjà cité dans le précédent numéro de cette revue (octobre 1967), parce qu’il s’aventurait dans son livre Positions contre les technocrates (éditions Gonthier), à une conclusion catégorique dont la prétention scientifique a révélé, elle aussi, sa valeur en guère plus de six mois : « Les situationnnistes… ne proposent pas une utopie concrète, mais une utopie abstraite. Se figurent-ils vraiment qu’un beau matin ou un soir décisif, les gens vont se regarder en se disant : “Assez ! Assez de labeur et d’ennui ! Finissons-en !” et qu’ils entreront dans la Fête immortelle, dans la création des situations ? Si c’est arrivé une fois, le 18 mars 1871 à l’aube, cette conjoncture ne se reproduira plus. » Ainsi Lefebvre se voyait attribuer quelque influence intellectuelle là où il copiait subrepticement certaines thèses radicales de l’I.S. (voir dans ce numéro la réédition de notre tract de 1963 : Aux poubelles de l’histoire), mais il réservait au passé la vérité de cette critique qui, pourtant, venait du présent plus que de la réflexion historicienne de Lefebvre. Il mettait en garde contre l’illusion qu’une lutte présente pût retrouver ces résultats. N’allez pas croire que Henri Lefebvre soit le seul ci-devant penseur que l’événement a définitivement ridiculisé : ceux qui se gardaient d’expressions aussi comiques que les siennes n’en pensaient pas moins. Sous le coup de leur émotion en mai, tous les chercheurs du néant historique ont admis que personne n’avait en rien prévu ce qui était arrivé. Il faut cependant faire une place à part pour toutes les sectes de « bolcheviks ressuscités », dont il est juste de dire que, pendant les trente dernières années, elles n’avaient pas cessé un instant de signaler l’imminence de la révolution de 1917. Mais ceux-là aussi se sont bien trompés : ce n’était vraiment pas 1917, et ils n’étaient même pas tout à fait Lénine. Quant aux débris du vieil ultra-gauchisme non-trotskiste, il leur fallait au moins une crise économique majeure. Ils subordonnaient tout moment révolutionnaire à son retour, et ne voyaient rien venir. Maintenant qu’ils ont reconnu une crise révolutionnaire en mai, il leur faut prouver qu’il y avait donc là, au printemps de 1968, cette crise économique invisible. Ils s’y emploient sans crainte du ridicule, en produisant des schémas sur la montée du chômage et des prix. Ainsi, pour eux, la crise économique n’est plus cette réalité objective, terriblement voyante, qui fut tant vécue et décrite jusqu’en 1929, mais une sorte de présence eucharistique qui soutient leur religion.

De même qu’il faudrait rééditer toute la collection d’I.S. pour montrer combien tous ces gens ont pu se tromper avant, de même il faudrait écrire un fort volume pour faire le tour des stupidités et des demi-aveux qu’ils ont produits depuis mai. Bornons-nous à citer le pittoresque journaliste Gaussen, qui croyait pouvoir rassurer les lecteurs du Monde, le 9 décembre 1966, en écrivant des quelques fous situationnistes, auteurs du scandale de Strasbourg, qu’ils avaient « une confiance messianique dans la capacité révolutionnaire des masses et dans son aptitude à la liberté ». Aujourd’hui, certes, l’aptitude à la liberté de Frédéric Gaussen n’a pas progressé d’un millimètre, mais le voilà, dans le même journal en date du 29 janvier 1969, s’affolant de trouver partout « le sentiment que le souffle révolutionnaire est universel ». « Lycéens de Rome, étudiants de Berlin, “enragés” de Madrid, “orphelins” de Lénine à Prague, contestataires à Belgrade, tous s’attaquent à un même monde, le Vieux Monde… » Et Gaussen, utilisant presque les mêmes mots, attribue maintenant à toutes ces foules révolutionnaires la même « croyance quasi-mystique en la spontanéité créatrice des masses ».

Nous ne voulons pas nous étendre triomphalement sur la déconfiture de tous nos adversaires intellectuels, non que ce « triomphe », qui est en fait simplement celui du mouvement révolutionnaire moderne, n’ait pas une importante signification ; mais à cause de la monotonie du sujet, et de l’éclatante évidence du jugement qu’a prononcé, sur toute la période qui a fini en mai, la réapparition de la lutte des classes directe, reconnaissant des buts révolutionnaires actuels, la réapparition de l’histoire (avant, c’était la subversion de la société existante qui paraissait invraisemblable ; maintenant, c’est son maintien). Au lieu de souligner ce qui est déjà vérifié, il est plus important désormais de poser les nouveaux problèmes ; de critiquer le mouvement de mai et d’inaugurer la pratique de la nouvelle époque.

Dans tous les autres pays, la récente recherche, d’ailleurs restée jusqu’ici confuse, d’une critique radicale du capitalisme moderne (privé ou bureaucratique) n’était pas encore sortie de la base étroite qu’elle avait acquise dans un secteur du milieu étudiant. Tout au contraire, et quoiqu’affectent d’en croire le gouvernement et les journaux aussi bien que les idéologues de la sociologie moderniste, le mouvement de mai ne fut pas un mouvement d’étudiants. Ce fut un mouvement révolutionnaire prolétarien, resurgissant d’un demi-siècle d’écrasement et, normalement, dépossédé de tout : son paradoxe malheureux fut de ne pouvoir prendre la parole et prendre figure concrètement que sur le terrain éminemment défavorable d’une révolte d’étudiants : les rues tenues par les émeutiers autour du Quartier Latin et les bâtiments occupés dans cette zone, qui avaient généralement dépendu de l’Éducation Nationale. Au lieu de s’attarder sur la parodie historique, effectivement risible, des étudiants léninistes, ou staliniens chinois, qui se déguisaient en prolétaires, et du coup en avant-garde dirigeante du prolétariat, il faut voir que c’est au contraire la fraction la plus avancée des travailleurs, inorganisés, et séparés par toutes les formes de répression, qui s’est vue déguisée en étudiants, dans l’imagerie rassurante des syndicats et de l’information spectaculaire. Le mouvement de mai ne fut pas une quelconque théorie politique qui cherchait ses exécutants ouvriers : ce fut le prolétariat agissant qui cherchait sa conscience théorique.

Que le sabotage de l’Université, par quelques groupes de jeunes révolutionnaires qui étaient en fait notoirement des anti-étudiants, à Nantes et à Nanterre (en ce qui concerne les « Enragés », et non certes la majorité du « 22 mars » qui prit tardivement la relève de leur activité), ait donné l’occasion de développer des formes de lutte directe que le mécontentement des ouvriers, principalement les jeunes, avait déjà choisies dans les premiers mois de 1968, par exemple à Caen et à Redon, voilà une circonstance qui n’est aucunement fondamentale, et qui ne pouvait en rien nuire au mouvement. Ce qui fut nuisible, c’est que la grève lancée en tant que grève sauvage, contre toutes les volontés et les manœuvres des syndicats, ait pu être ensuite contrôlée par les syndicats. Ils acceptèrent la grève qu’ils n’avaient pu empêcher, ce qui a toujours été la conduite d’un syndicat devant une grève sauvage ; mais cette fois ils durent l’accepter à l’échelle nationale. Et en acceptant cette grève générale « non-officielle », ils restèrent acceptés par elle. Ils restèrent en possession des portes des usines, et isolèrent du mouvement réel à la fois l’immense majorité des ouvriers en bloc, et chaque entreprise relativement à toutes les autres. De sorte que l’action la plus unitaire et la plus radicale dans sa critique qu’on ait jamais vue fut en même temps une somme d’isolements, et un festival de platitudes dans les revendications officiellement soutenues. De même qu’ils avaient dû laisser la grève générale s’affirmer par fragments, qui aboutirent à une quasi-unanimité, les syndicats s’employèrent à liquider la grève par fragments, en faisant accepter dans chaque branche, par le terrorisme du truquage et des liaisons monopolisées, les miettes qui avaient été encore rejetées par tous le 27 mai. La grève révolutionnaire fut ainsi ramenée à un équilibre de guerre froide entre les bureaucraties syndicales et les travailleurs. Les syndicats reconnurent la grève à condition que la grève reconnût tacitement, par sa passivité dans la pratique, qu’elle ne servirait à rien. Les syndicats n’ont pas « manqué une occasion » d’être révolutionnaires parce que, des staliniens aux réformistes embourgeoisés, ils ne le sont absolument pas. Et ils n’ont pas manqué une occasion d’être réformistes avec de grands résultats, parce que la situation était trop dangereusement révolutionnaire pour qu’ils prennent le risque de jouer avec ; pour qu’ils s’attachent même à en tirer parti. Ils voulaient, très manifestement, que cela finisse d’urgence, à n’importe quel prix. Ici, l’hypocrisie stalinienne, rejointe d’admirable façon par les sociologues semi-gauchistes (cf. Coudray, dans La Brèche, Éditions du Seuil, 1968) feint, seulement à l’usage de moments si exceptionnels, un extraordinaire respect de la compétence des ouvriers, de leur « décision » expérimentée que l’on suppose, avec le plus fantastique cynisme, clairement débattue, adoptée en connaissance de cause, reconnaissable d’une façon absolument univoque : les ouvriers, pour une fois, sauraient bien ce qu’ils veulent, parce « qu’ils ne voulaient pas la révolution » ! Mais les obstacles et les baillons que les bureaucrates ont accumulés, en suant l’angoisse et le mensonge, devant cette non-volonté supposée des ouvriers, constituent la meilleure preuve de leur volonté réelle, désarmée et redoutable. C’est seulement en oubliant la totalité historique du mouvement de la société moderne que l’on peut se gargariser de ce positivisme circulaire, qui croit retrouver partout comme rationnel l’ordre existant, parce qu’il élève sa « science » jusqu’à considérer cet ordre successivement du côté de la demande et du côté de la réponse. Ainsi, le même Coudray note que « si l’on a ces syndicats, on ne peut avoir que 5 % et si c’est 5 % que l’on veut, ces syndicats y suffisent ». En laissant de côté la question de leurs intentions en relation avec leur vie réelle et ses intérêts, ce qui pour le moins manque à tous ces messieurs, c’est la dialectique.

Les ouvriers, qui avaient naturellement — comme toujours et comme partout — d’excellents motifs de mécontentement, ont commencé la grève sauvage parce qu’ils ont senti la situation révolutionnaire créée par les nouvelles formes de sabotage dans l’Université, et les erreurs successives du gouvernement dans ses réactions. Ils étaient évidemment aussi indifférents que nous aux formes ou réformes de l’institution universitaire ; mais certainement pas à la critique de la culture, du paysage et de la vie quotidienne du capitalisme avancé, critique qui s’étendit si vite à partir de la première déchirure de ce voile universitaire.

Les ouvriers, en faisant la grève sauvage, ont démenti les menteurs qui parlaient en leur nom. Dans la masse des entreprises, ils n’ont pas su aller jusqu’à prendre véridiquement la parole pour leur compte, et dire ce qu’ils voulaient. Mais pour dire ce qu’ils veulent, il faut déjà que les travailleurs créent, par leur action autonome, les conditions concrètes, partout inexistantes, qui leur permettent de parler et d’agir. Le manque, presque partout, de ce dialogue, de cette liaison, aussi bien que de la connaissance théorique des buts autonomes de la lutte de classe prolétarienne (ces deux catégories de facteurs ne pouvant se développer qu’ensemble), a empêché les travailleurs d’exproprier les expropriateurs de leur vie réelle. Ainsi, le noyau avancé des travailleurs, autour duquel prendra forme la prochaine organisation révolutionnaire prolétarienne, vint au Quartier Latin en parent pauvre du « réformisme étudiant », lui-même produit largement artificiel de la pseudo-information ; ou de l’illusionnisme groupusculaire. C’étaient de jeunes ouvriers ; des employés ; des travailleurs de bureaux occupés ; des blousons noirs et chômeurs ; des lycéens révoltés, qui étaient souvent ces fils d’ouvriers que le capitalisme moderne recrute pour cette instruction au rabais destinée à préparer le fonctionnement de l’industrie développée (« Staliniens, vos fils sont avec nous ! ») ; des « intellectuels perdus » et des « Katangais ».

Qu’une proportion non négligeable des étudiants français, et surtout parisiens, ait participé au mouvement, voilà un fait évident, mais qui ne peut servir à le caractériser fondamentalement, ni même être accepté comme un de ses points principaux. Sur 150 000 étudiants parisiens, 10 à 20 000 tout au plus furent présents dans les heures les moins dures des manifestations, et quelques milliers seulement dans les violents affrontements de rue. L’unique moment de la crise qui a dépendu des seuls étudiants — ce fut du reste un des moments décisifs de son extension — a été l’émeute spontanée du Quartier Latin, le 3 mai, après l’arrestation des responsables gauchistes dans la Sorbonne. Au lendemain de l’occupation de la Sorbonne, près de la moitié des participants de ses assemblées générales, alors qu’elles avaient visiblement pris une fonction insurrectionnelle, étaient encore des étudiants inquiets des modalités de leurs examens, et souhaitant quelque réforme de l’Université qui leur fût favorable. Sans doute un nombre un peu supérieur des participants étudiants admettait que la question du pouvoir était posée ; mais ceux-ci l’admettaient le plus souvent en tant que naïve clientèle des petits partis gauchistes ; en spectateurs des vieux schémas léninistes, ou même de l’exotisme extrême-oriental du stalinisme maoïste. Ces groupuscules, en effet, avaient leur base quasi-exclusive dans le milieu étudiant ; et la misère qui s’était conservée là était clairement lisible dans la quasi-totalité des tracts émanant de ce milieu : néant des Kravetz, bêtise des Péninou. Les meilleures interventions des ouvriers accourus, dans les premières journées de la Sorbonne, furent souvent accueillies par la pédante et hautaine sottise de ces étudiants qui se rêvaient docteurs ès-révolutions, quoique les mêmes fussent prêts à saliver et applaudir au stimulus du plus maladroit manipulateur avançant quelque ineptie tout en citant « la classe ouvrière ». Cependant le fait même que les groupements recrutent une certaine quantité d’étudiants est déjà un signe du malaise dans la société actuelle : les groupuscules sont l’expression théâtrale d’une révolte réelle et vague, qui cherche ses raisons au rabais. Enfin, le fait qu’une petite fraction des étudiants a vraiment adhéré à toutes les exigences radicales de mai témoigne encore de la profondeur de ce mouvement ; et reste à leur honneur.

Bien que plusieurs milliers d’étudiants aient pu, en tant qu’individus, à travers leur expérience de 1968, se détacher plus ou moins complètement de la place qui leur est assignée dans la société, la masse des étudiants n’en a pas été transformée. Ceci, non en vertu de la platitude pseudo-marxiste qui considère comme déterminante l’origine sociale des étudiants, très majoritairement bourgeoise ou petite-bourgeoise, mais bien plutôt à cause du destin social qui définit l’étudiant : le devenir de l’étudiant est la vérité de son être. Et il est massivement fabriqué et conditionné pour le haut, le moyen ou le petit encadrement de la production industrielle moderne. L’étudiant est du reste malhonnête quand il se scandalise de « découvrir » cette logique de sa formation — qui a toujours été franchement déclarée. Que les incertitudes économiques de son emploi optimum, et surtout la mise en question du caractère véritablement désirable des « privilèges » que la société présente peut lui offrir, aient eu un rôle dans son désarroi et sa révolte, c’est certain. Mais c’est justement en ceci que l’étudiant fournit le bétail avide de trouver sa marque de qualité dans l’idéologie de l’un ou l’autre des groupuscules bureaucratiques. L’étudiant qui se rêve bolchevik ou stalinien-conquérant (c’est-à-dire : le maoïste) joue sur les deux tableaux : il escompte bien gérer quelque fragment de la société en tant que cadre du capitalisme, par le simple résultat de ses études, si le changement du pouvoir ne vient pas répondre à ses vœux. Et dans le cas où son rêve se réaliserait, il se voit la gérant plus glorieusement, avec un plus beau grade, en tant que cadre politique « scientifiquement » garanti. Les rêves de domination des groupuscules se traduisent souvent avec maladresse dans l’expression de mépris que leurs fanatiques croient pouvoir se permettre, vis-à-vis de quelques aspects des revendications ouvrières, qu’ils ont souvent qualifiées de simplement « alimentaires ». On voit déjà poindre là, dans l’impuissance qui ferait mieux de se taire, le dédain que ces gauchistes seraient heureux de pouvoir opposer au mécontentement futur de ces mêmes travailleurs le jour où eux, spécialistes auto-patentés des intérêts généraux du prolétariat, pourraient tenir « dans leurs mains fragiles » ainsi opportunément renforcées, le pouvoir étatique et la police, comme à Cronstadt, comme à Pékin. Une fois mise à part cette perspective de ceux qui sont les porteurs de germes de bureaucraties souveraines, on ne peut rien reconnaître de sérieux aux oppositions sociologico-journalistiques entre les étudiants rebelles, qui seraient censés refuser « la société de consommation », et les ouvriers, qui seraient encore avides d’y accéder. La consommation en question n’est que celle des marchandises. C’est une consommation hiérarchique, et qui croît pour tous, mais en se hiérarchisant davantage. La baisse et la falsification de la valeur d’usage sont présentes pour tous, quoique inégalement, dans la marchandise moderne. Tout le monde vit cette consommation des marchandises spectaculaires et réelles dans une pauvreté fondamentale, « parce qu’elle n’est pas elle-même au-delà de la privation, mais qu’elle est la privation devenue plus riche » (La Société du Spectacle). Les ouvriers aussi passent leur vie à consommer le spectacle, la passivité, le mensonge idéologique et marchand. Mais en outre ils ont moins d’illusions que personne sur les conditions concrètes que leur impose, sur ce que leur coûte, dans tous les moments de leur vie, la production de tout ceci.

Pour cet ensemble de raisons, les étudiants, comme couche sociale elle aussi en crise, n’ont rien été d’autre, en mai 1968, que l’arrière-garde de tout le mouvement.

La déficience presque générale de la fraction des étudiants qui affirmait des intentions révolutionnaires a été certainement, par rapport au temps libre que ceux-ci auraient pu consacrer à l’élucidation des problèmes de la révolution, lamentable, mais très secondaire. La déficience de la grande masse des travailleurs, tenue en laisse et bâillonnée, a été, au contraire, bien excusable, mais décisive. La définition et l’analyse des situationnistes quant aux moments principaux de la crise ont été exposés dans le livre de René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations (Gallimard, 1968). Il nous suffira ici de résumer les points retenus par ce livre, rédigé à Bruxelles dans les trois dernières semaines de juillet, avec les documents déjà disponibles, mais dont aucune conclusion ne nous semble devoir être modifiée. De janvier à mars, le groupe des Enragés de Nanterre (relayé tardivement en avril par le « mouvement du 22 mars ») entreprit avec succès le sabotage des cours et des locaux. La répression, trop tardive et fort maladroite, par le Conseil de l’Université, assortie de deux fermetures successives de la Faculté de Nanterre, entraîna l’émeute spontanée des étudiants, le 3 mai au Quartier Latin. L’Université fut paralysée par la police et par la grève. Une semaine de lutte dans la rue donna l’occasion aux jeunes ouvriers de passer à l’émeute ; aux staliniens de se discréditer chaque jour par d’incroyables calomnies ; aux dirigeants gauchistes du S.N.E. Sup. et des groupuscules, d’étaler leur manque d imagination et de rigueur ; au gouvernement, d’user toujours à contre-temps de la force et des concessions malheureuses. Dans la nuit du 10 au 11 mai, le soulèvement qui s’empara du quartier environnant la rue Gay-Lussac et put le tenir plus de huit heures, en résistant sur soixante barricades, réveilla tout le pays, et amena le gouvernement à une capitulation majeure : il retira du Quartier Latin les forces du maintien de l’ordre, et rouvrit la Sorbonne qu’il ne pouvait plus faire fonctionner. La période du 13 au 17 mai fut celle de l’ascension irrésistible du mouvement, devenu une crise révolutionnaire générale, le 16 étant sans doute la journée décisive dans laquelle les usines commencèrent à se déclarer pour la grève sauvage. Le 13, la simple journée de grève générale décrétée par les grandes organisations bureaucratiques pour achever vite et bien le mouvement, en en tirant si possible quelque avantage, ne fut en réalité qu’un début : les ouvriers et les étudiants de Nantes attaquèrent la préfecture, et ceux qui rentrèrent dans la Sorbonne comme occupants l’ouvrirent aux travailleurs. La Sorbonne devint à l’instant un « club populaire » en regard duquel le langage et les revendications des clubs de 1848 paraissent timides. Le 14, les ouvriers nantais de Sud-Aviation occupèrent leur usine, tout en séquestrant les managers. Leur exemple fut suivi le 15 par deux ou trois entreprises, et par davantage à partir du 16, jour où la base imposa la grève chez Renault à Billancourt. La quasi-totalité des entreprises allaient suivre ; et la quasi-totalité des institutions, des idées et des habitudes allaient être contestées dans les jours suivants. Le gouvernement et les staliniens s’employèrent fébrilement à arrêter la crise par la dissolution de sa force principale : ils s’accordèrent sur des concessions de salaire susceptibles de faire reprendre tout de suite le travail. Le 27, la base rejeta partout « les accords de Grenelle ». Le régime, qu’un mois de dévouement stalinien n’avait pu sauver, se vit perdu. Les staliniens eux-mêmes envisagèrent, le 29, l’effondrement du gaullisme, et s’apprêtèrent à contre-cœur à ramasser, avec le reste de la gauche, son dangereux héritage : la révolution sociale à désarmer ou à écraser. Si, devant la panique de la bourgeoisie et l’usure rapide du frein stalinien, de Gaulle s’était retiré, le nouveau pouvoir n’eût été que l’alliance précédente affaiblie, mais officialisée : les staliniens auraient défendu un gouvernement, par exemple Mendès-Waldeck, avec des milices bourgeoises, des activistes du parti et des fragments de l’armée. Ils auraient essayé de faire non du Kerensky, mais du Noske. De Gaulle, plus ferme que les cadres de son administration, soulagea les staliniens en annonçant, le 30, qu’il essaierait de se maintenir par tous les moyens : c’est-à-dire en engageant l’armée pour ouvrir la guerre civile, pour tenir ou reconquérir Paris. « Les staliniens, enchantés, se gardèrent bien d’appeler à maintenir la grève jusqu’à la chute du régime. Ils s’empressèrent de se rallier aux élections gaullistes, quel qu’en dût être pour eux le prix. Dans de telles conditions, l’alternative était immédiatement entre l’affirmation autonome du prolétariat ou la défaite complète du mouvement ; entre la révolution des Conseils et les accords de Grenelle. Le mouvement révolutionnaire ne pouvait en finir avec le P.C.F. sans avoir d’abord chassé de Gaulle. La forme du pouvoir des travailleurs qui aurait pu se développer dans la phase après-gaulliste de la crise, se trouvant bloquée à la fois par le vieil État réaffirmé et le P.C.F., n’eut plus aucune chance de prendre de vitesse sa défaite en marche. » (Viénet, op. cit.). Le reflux commença, quoique les travailleurs aient poursuivi obstinément, pendant une ou plusieurs semaines, la grève que tous leurs syndicats les pressaient d’arrêter. Naturellement, la bourgeoisie n’avait pas disparu en France ; elle était seulement muette de terreur. Au 30 mai, elle resurgit, avec la petite bourgeoisie conformiste, pour appuyer l’État. Mais cet État, déjà si bien défendu par la gauche bureaucratique, aussi longtemps que les travailleurs n’avaient pas éliminé la base du pouvoir de ces bureaucrates en imposant la forme de leur propre pouvoir autonome, ne pouvait tomber que s’il le voulait bien. Les travailleurs lui laissèrent cette liberté, et en subirent les conséquences normales. Ils n’avaient pas, en majorité, reconnu le sens total de leur propre mouvement ; et personne ne pouvait le faire à leur place.

Si, dans une seule grande usine, entre le 16 et le 30 mai, une assemblée générale s’était constituée en Conseil détenant tous les pouvoirs de décision et d’exécution, chassant les bureaucrates, organisant son auto-défense et appelant les grévistes de toutes les entreprises à se mettre en liaison avec elle, ce dernier pas qualitatif franchi eût pu porter le mouvement tout de suite à la lutte finale dont il a tracé historiquement toutes les directives. Un très grand nombre d’entreprises aurait suivi la voie ainsi découverte. Immédiatement, cette usine eût pu se substituer à l’incertaine et, à tous égards, excentrique Sorbonne des premiers jours, pour devenir le centre réel du mouvement des occupations : de véritables délégués des nombreux conseils existant déjà virtuellement dans certains bâtiments occupés, et de tous ceux qui auraient pu s’imposer dans toutes les branches de l’industrie, se seraient ralliés autour de cette base. Une telle assemblée eût pu alors proclamer l’expropriation de tout le capital, y compris étatique ; annoncer que tous les moyens de production du pays étaient désormais la propriété collective du prolétariat organisé en démocratie directe ; et en appeler directement — par exemple, en saisissant enfin quelques-uns des moyens techniques des télécommunications — aux travailleurs du monde entier pour soutenir cette révolution. Certains diront qu’une telle hypothèse est utopique. Nous répondrons : c’est justement parce que le mouvement des occupations a été objectivement, à plusieurs instants, à une heure d’un tel résultat, qu’il a répandu une telle épouvante, lisible par tous sur le moment dans l’impuissance de l’État et l’affolement du parti dit communiste, et depuis dans la conspiration du silence qui est faite sur sa gravité. Au point que des millions de témoins, repris par « l’organisation sociale de l’apparence » qui leur présente cette époque comme une folie passagère de la jeunesse — peut-être même uniquement universitaire — doivent se demander à quel point n’est pas elle-même folle une société qui a pu ainsi laisser passer une si stupéfiante aberration.

Naturellement, dans cette perspective, la guerre civile était inévitable. Si l’affrontement armé n’avait plus dépendu de ce que le gouvernement craignait ou feignait de craindre quant aux mauvaises intentions éventuelles du parti dit communiste mais, tout objectivement, de la consolidation d’un pouvoir prolétarien direct dans une base industrielle (pouvoir évidemment total, et non quelque « pouvoir ouvrier » limité à on ne sait quel pseudo-contrôle de la production de sa propre aliénation), la contre-révolution armée eût été déclenchée sûrement aussitôt. Mais elle n’était pas sûre de gagner. Une partie des troupes se serait évidemment mutinée ; les ouvriers auraient su trouver des armes, et n’auraient certainement plus construit de barricades — bonnes sans doute comme forme d’expression politique au début du mouvement, mais évidemment dérisoires stratégiquement (et tous les Malraux qui disent a posteriori que les tanks eussent emporté la rue Gay-Lussac bien plus vite que la gendarmerie mobile ont certes raison sur ce point, mais pouvaient-ils alors couvrir politiquement les dépenses d’une telle victoire ? Ils ne s’y sont pas risqués, en tout cas, ils ont préféré faire les morts ; et ce n’est certainement pas par humanisme qu’ils ont digéré cette humiliation). L’invasion étrangère eût suivi fatalement, quoi qu’en pensent certains idéologues (on peut avoir lu Hegel et Clausewitz, et n’être que Glucksmann), sans doute à partir des forces de l’O.T.A.N., mais avec l’appui indirect ou direct du « Pacte de Varsovie ». Mais alors, tout aurait été sur-le-champ rejoué à quitte ou double devant le prolétariat d’Europe.

Depuis la défaite du mouvement des occupations, ceux qui y ont participé aussi bien que ceux qui ont dû le subir, ont souvent posé la question : « Était-ce une révolution ? ». L’emploi répandu, dans la presse et la vie quotidienne, d’un terme lâchement neutre — « les événements » —, signale précisément le recul devant une réponse ; devant même la formulation de la question. Il faut placer une telle question dans sa vraie lumière historique. La « réussite » ou l’« échec » d’une révolution, référence triviale des journalistes et des gouvernements, ne signifient rien dans l’affaire, pour la simple raison que, depuis les révolutions bourgeoises, aucune révolution n’a encore réussi : aucune n’a aboli les classes. La révolution prolétarienne n’a vaincu nulle part jusqu’ici, mais le processus pratique à travers lequel son projet se manifeste a déjà créé une dizaine, au moins, de moments révolutionnaires d’une extrême importance historique, auxquels il est convenu d’accorder le nom de révolutions. Jamais le contenu total de la révolution prolétarienne ne s’y est déployé ; mais chaque fois il s’agit d’une interruption essentielle de l’ordre socio-économique dominant, et de l’apparition de nouvelles formes et de nouvelles conceptions de la vie réelle, phénomènes variés qui ne peuvent être compris et jugés que dans leur signification d’ensemble, qui n’est pas elle-même séparable de l’avenir historique qu’elle peut avoir. De tous les critères partiels utilisés pour accorder ou non le titre de révolution à telle période de trouble dans le pouvoir étatique, le plus mauvais est assurément celui qui considère si le régime politique alors en place est tombé ou a surnagé. Ce critère, abondamment invoqué après mai par les penseurs du gaullisme, est le même qui permet à l’information au jour le jour de qualifier de révolution n’importe quel putsch militaire qui aura changé dans l’année le régime du Brésil, du Ghana, de l’Irak, et on en passe. Mais la révolution de 1905 n’a pas abattu le pouvoir tsariste, qui a seulement fait quelques concessions provisoires. La révolution espagnole de 1936 ne supprima pas formellement le pouvoir politique existant : elle surgissait au demeurant d’un soulèvement prolétarien commencé pour maintenir cette République contre Franco. Et la révolution hongroise de 1956 n’a pas aboli le gouvernement bureaucratique-libéral de Nagy. À considérer en outre d’autres limitations regrettables, le mouvement hongrois eut beaucoup d’aspects d’un soulèvement national contre une domination étrangère ; et ce caractère de résistance nationale, quoique moins important dans la Commune, avait cependant un rôle dans ses origines. Celle-ci ne supplanta le pouvoir de Thiers que dans les limites de Paris. Et le soviet de Saint-Pétersbourg en 1905 n’en vint même jamais à prendre le contrôle de la capitale. Toutes les crises citées ici comme exemples, inachevées dans leurs réalisations pratiques et même dans leurs contenus, apportèrent cependant assez de nouveautés radicales, et mirent assez gravement en échec les sociétés qu’elles affectaient, pour être légitimement qualifiées de révolution. Quant à vouloir juger des révolutions par l’ampleur de la tuerie qu’elles entraînent, cette vision romantique ne mérite pas d’être discutée. D’incontestables révolutions se sont affirmées par des heurts fort peu sanglants, même la Commune de Paris, qui allait finir en massacre ; et quantité d’affrontements civils ont accumulé les morts par milliers sans être en rien des révolutions. Généralement, ce ne sont pas les révolutions qui sont sanglantes, mais la réaction et la répression qu’on y oppose dans un deuxième temps. On sait que la question du nombre des morts dans le mouvement de mai a donné lieu à une polémique sur laquelle les tenants de l’ordre, provisoirement rassurés, ne cessent de revenir. La vérité officielle est qu’il n’y eut que cinq morts, tués sur le coup, dont un seul policier. Tous ceux qui l’affirment ajoutent eux-mêmes que c’est un bonheur invraisemblable. Ce qui ajoute beaucoup à l’invraisemblance scientifique, c’est que l’on n’a jamais admis qu’un seul des très nombreux blessés graves ait pu mourir dans les jours suivants : cette chance singulière n’est pourtant pas due à des secours chirurgicaux rapides, surtout lors de la nuit de Gay-Lussac. Par ailleurs, si un facile truquage pour sous-estimer le nombre des morts était fort utile sur le moment pour le gouvernement aux abois, il est resté fort utile après, pour des raisons différentes. Mais enfin, dans l’ensemble, les preuves rétrospectives du caractère révolutionnaire du mouvement des occupations sont aussi éclatantes que celles qu’il a jetées à la face du monde en existant : la preuve qu’il avait ébauché une légitimité nouvelle, c’est que le régime rétabli en juin n’a jamais cru pouvoir poursuivre, pour atteindre à la même sûreté intérieure de l’État, les responsables d’actions manifestement illégales qui l’avaient partiellement dépouillé de son autorité, voire de ses bâtiments. Mais le plus évident, pour ceux qui connaissent l’histoire de notre siècle, est encore ceci : tout ce que les staliniens ont fait, sans répit, à tous les stades, pour combattre le mouvement, prouve que la révolution était là.

Tandis que les staliniens représentèrent, comme toujours, en quelque sorte l’idéal de la bureaucratie anti-ouvrière comme forme pure, les embryons bureaucratiques des gauchismes étaient en porte-à-faux. Tous ménageaient ostensiblement les bureaucraties effectives, tant par calcul que par idéologie (à l’exception du « 22 mars », qui se contentait de ménager ses propres noyauteurs, J.C.R., maoïstes, etc.). De sorte qu’il ne leur restait plus qu’à vouloir « pousser à gauche » — mais seulement en fonction de leurs propres calculs déficients — à la fois un mouvement spontané qui était bien plus extrémiste qu’eux, et des appareils qui ne pouvaient en aucun cas faire des concessions au gauchisme dans une situation si manifestement révolutionnaire. Aussi les illusions pseudo-stratégiques fleurirent-elles abondamment : certains gauchistes croient que l’occupation d’un quelconque ministère dans la nuit du 24 mai, aurait assuré la victoire du mouvement (mais d’autres gauchistes manœuvrèrent alors pour empêcher un « excès » qui n’entrait pas dans leur propre planification de la victoire). D’autres, en attendant le rêve plus modeste d’en conserver la gestion « responsable » et dératisée pour y tenir une « université d’été », crurent que les facultés deviendraient des bases de la guérilla urbaine (toutes tombèrent après la grève ouvrière sans s’être défendues, et déjà la Sorbonne, alors même qu’elle était le centre momentané du mouvement en expansion, toutes portes ouvertes et presque dépeuplée vers la fin de la nuit critique du 16 au 17 mai, eût pu être reprise en moins d’une heure par un raid de C.R.S.). Ne voulant pas voir que le mouvement allait déjà au-delà d’un changement politique dans l’État, et en quels termes était posé l’enjeu réel (une prise de conscience cohérente, totale, dans les entreprises), les groupuscules travaillèrent assurément contre cette perspective, en répandant à foison les illusions mangées aux mites et en donnant partout le mauvais exemple de cette conduite bureaucratique vomie par tous les travailleurs révolutionnaires ; enfin, en parodiant de la manière la plus malheureuse toutes les formes de révolutions du passé, le parlementarisme comme la guérilla dans le style zapatiste, sans que ce pauvre cinéma recoupât jamais la moindre réalité. Les idéologues attardés des petits partis gauchistes, adorateurs des erreurs d’un passé révolutionnaire disparu, étaient normalement fort désarmés pour comprendre un mouvement moderne. Et leur somme éclectique, enrichie d’incohérence moderniste cousue de bouts de ficelle, le « mouvement du 22 mars », combina presque toutes les tares idéologiques du passé avec les défauts du confusionnisme naïf. Les récupérateurs étaient installés à la direction de ceux-là mêmes qui manifestaient leur crainte de « la récupération », considérée d’ailleurs vaguement comme un péril d’une nature quelque peu mystique, faute de la moindre connaissance des vérités élémentaires sur la récupération et sur l’organisation ; sur ce qu’est un délégué et sur ce qu’est un « porte-parole » irresponsable, tenant de ce fait la direction, puisque le principal pouvoir effectif du « 22 mars » fut de parler aux journalistes. Leurs vedettes dérisoires venaient sous tous les sunlights pour déclarer à la presse qu’elles prenaient garde de ne pas devenir vedettes.

Les « Comités d’action », qui s’étaient formés spontanément un peu partout, se trouvèrent sur la frontière ambiguë entre la démocratie directe et l’incohérence noyautée et récupérée. Cette contradiction divisait intérieurement presque tous ces comités. Mais la division était encore plus claire entre les deux types principaux d’organisation que la même étiquette recouvrit. D’un côté, il y eut des comités formés sur une base locale (C.A. de quartiers ou d’entreprises, comités d’occupatiun de certains bâtiments tombés aux mains du mouvement révolutionnaire), ou bien constitués pour accomplir certaines tâches spécialisées dont la nécessité pratique était évidente, notamment l’extension internationaliste du mouvement (C.A. italien, maghrébin, etc.). De l’autre côté, on vit se multiplier des comités professionnels, tentative de restauration du vieux syndicalisme, mais le plus souvent à l’usage de semi-privilégiés, donc avec un caractère nettement corporatiste, comme tribune des spécialistes séparés qui voulaient, en tant que tels, se rallier au mouvement, y survivre, et même y pêcher quelque avantage en notoriété (« États Généraux du Cinéma », Union des Écrivains, C.A. de l’Institut d’Anglais, et la suite). L’opposition des méthodes était encore plus nette que l’opposition des buts. Là, les décisions étaient exécutoires ; ici, elles étaient des vœux abstraits. Là, elles préfiguraient le pouvoir révolutionnaire des Conseils ; ici, elles parodiaient les groupes de pression du pouvoir étatique.

Les bâtiments occupés, quand ils ne furent pas sous l’autorité des « loyaux gérants » syndicalistes, et dans la mesure où ils ne restèrent pas isolés comme possession pseudo-féodale de la seule assemblée de leurs habituels usagers universitaires (par exemple la Sorbonne des premiers jours, les bâtiments ouverts aux travailleurs et zonards par les « étudiants » de Nantes, l’I.N.S.A. où s’installèrent des ouvriers révolutionnaires de Lyon, l’Institut Pédagogique National), constituaient un des points les plus forts du mouvement. La logique propre de ces occupations pouvait conduire aux meilleurs développements : on doit noter, du reste, combien un mouvement qui resta paradoxalement timide devant la perspective de la réquisition des marchandises, ne s’inquiétait aucunement de s’être déjà approprié une part du capital immobilier de l’État.

Si la reprise de cet exemple dans les usines fut finalement empêchée, il faut dire aussi que le style créé par beaucoup de ces occupations laissait grandement à désirer. Presque partout les routines conservées empêchèrent de voir la portée de la situation, les instruments qu’elle offrait pour l’action en cours. Par exemple, le numéro 77 d’Informations Correspondance Ouvrières (janvier 1969) objecte au livre de Viénet — qui avait cité leur présence à Censier — que les travailleurs depuis longtemps en contact autour de ce bulletin « n’ont pas “siégé” : ni a la Sorbonne, ni à Censier, ni ailleurs ; tous étaient engagés dans la grève sur leur lieu de travail » et « dans les assemblées, dans la rue ». « Ils n’ont jamais pensé tenir, sous une forme ou sous une autre une “permanence” dans les facultés, encore moins se constituer en “liaison ouvrière” ou en “conseil”, fut-ce pour le “maintien des occupations” » ; ce qu’ils disent considérer comme « une participation à des organismes parallèles dont la finalité aurait été de se substituer au travailleur ». Plus loin, I.C.O. ajoute qu’ils avaient tout de même tenu là « deux réunions par semaine » de leur groupe parce que « les facultés et notamment Censier, plus calme, offraient des salles gratuites et disponibles ». Ainsi, les scrupules des travailleurs d’I.C.O. (que l’on veut bien supposer des travailleurs aussi efficaces que modestes là où ils s’engagent dans la grève, sur les lieux précis de leur travail et dans les rues avoisinantes) les ont menés à ne voir dans un des aspects les plus originaux de la crise que la possibilité de remplacer leur café habituel en empruntant des salles gratuites dans une faculté calme. Ils conviennent aussi, mais d’un air toujours aussi satisfait, que nombre de leurs camarades ont « rapidement cessé d’assister aux réunions d’I.C.O. parce qu’ils n’y trouvaient pas une réponse à leur désir de “faire quelque chose” ». Ainsi, « faire quelque chose » est devenu automatiquement, pour ces travailleurs, la honteuse tendance à se substituer « au travailleur », en quelque sorte à l’être du travailleur en soi qui n’existerait, par définition, que dans son usine, là où par exemple les staliniens l’obligeront à se taire, et où I.C.O. devrait normalement attendre que tous les travailleurs se soient purement libérés sur place (sinon, ne risque-t-on pas de se substituer à ce vrai travailleur encore muet ?). Un tel choix idéologique de la dispersion est un défi au besoin essentiel dont tant de travailleurs ont ressenti en mai l’urgence vitale : la coordination et la communication des luttes et des idées à partir de bases de rencontres libres, extérieurement à leurs usines soumises à la police syndicale. Pourtant I.C.O. n’a pas été, ni avant ni depuis mai, jusqu’au bout de son raisonnement métaphysique. Il existe, en tant que publication ronéotypée à travers laquelle quelques dizaines de travailleurs se résignent à « substituer » leurs analyses à celles que peuvent faire spontanément quelques centaines d’autres travailleurs qui ne l’ont pas rédigé. Le numéro 78, de février, nous apprend même qu’« en un an, le tirage d’I.C.O. est passé de 600 exemplaires à 1000 ». Mais ce Conseil pour le maintien des occupations, par exemple, qui semble choquer la vertu d’I.C.O., rien qu’en occupant l’Institut Pédagogique National, et sans préjudice de ses autres activités ou publications du moment, a pu faire tirer gratuitement à 100 000 exemplaires, par une entente immédiatement obtenue avec les grévistes de l’imprimerie de l’I.P.N. à Montrouge, des textes dont le tirage fut répandu, dans sa très grande majorité, parmi d’autres travailleurs en grève ; et dont personne n’a jusqu’à présent essayé de montrer que le contenu pouvait viser le moins du monde à se substituer aux décisions de quelque travailleur que ce soit. Et la participation aux liaisons assurées par le C.M.D.O., à Paris et en province, n’a jamais été contradictoire avec la présence de grévistes sur leurs lieux de travail (ni, certes, dans les rues). De plus, quelques typographes grévistes du C.M.D.O. trouvaient fort bon de travailler n’importe où ailleurs sur les machines disponibles, plutôt que de rester passifs dans « leur » entreprise.

Si les puristes de l’inaction ouvrière ont certainement manqué là des occasions de prendre la parole, en réponse à toutes les fois où ils furent contraints à un silence qui est devenu chez eux une sorte de fière habitude, la présence d’une foule de noyauteurs néo-bolcheviks fut beaucoup plus nuisible. Mais le pire fut encore l’extrême manque d’homogénéité de l’assemblée qui, dans les premiers jours de l’occupation de la Sorbonne, se retrouva, sans l’avoir voulu ni même clairement compris, le centre exemplaire d’un mouvement qui entraîna les usines. Ce manque d’homogénéité sociale découlait d’abord du poids numérique écrasant des étudiants, malgré la bonne volonté de beaucoup d’entre eux, aggravé même par une assez forte proportion de visiteurs obéissant à des motivations simplement touristiques : c’est une telle base objective qui permit le déploiement des plus grossières manœuvres des Péninou ou des Krivine. L’ambiguïté des participants s’ajoutait à l’ambiguïté essentielle des actes d’une assemblée improvisée qui, par la force des choses, en était venue à représenter (à tous les sens du mot, et donc aussi au plus mauvais sens) la perspective conseilliste pour tout le pays. Cette assemblée prenait à la fois des décisions pour la Sorbonne — d’ailleurs mal, d’une manière mystifiée : elle ne put même jamais devenir maîtresse de son propre fonctionnement — et pour la société en crise : elle voulait et proclamait, en termes maladroits mais sincères, l’union avec les travailleurs, la négation du vieux monde. En disant ses fautes, n’oublions pas combien elle a été écoutée. Le même numéro 77 d’I.C.O. reproche aux situationnistes d’avoir cherché alors dans cette assemblée l’acte exemplaire à faire « entrer dans la légende » ; d’y avoir placé quelques têtes « sur le podium de l’histoire ». Nous croyons, nous, n’avoir mis personne en vedette sur une tribune historique, mais nous pensons aussi que l’affectation d’ironie supérieure de ces « belles âmes » ouvrières tombe fort mal. C’était une tribune historique.

La révolution ayant été perdante, les mécanismes socio-techniques de la fausse conscience devaient naturellement se rétablir, intacts pour l’essentiel : le spectacle se heurte à sa négation pure, et nul réformisme ne peut ensuite venir majorer, ne serait-ce que de 7 %, les concessions qu’il accorde à la réalité. Voilà ce que suffirait à montrer aux moins avertis l’examen des trois cents livres environ qui ont paru, à ne considérer que l’édition en France même, dans l’année qui a suivi le mouvement des occupations. Ce n’est pas ce nombre de livres qui pourrait être raillé ou blâmé, comme ont cru devoir le déclarer certains obsédés du péril de la récupération ; qui pourtant ont d’autant moins de raisons d’être inquiets qu’il n’y a généralement pas grand chose chez eux qui puisse attirer la cupidité des récupérateurs. Le fait que tant de livres aient été publiés signifie principalement que l’importance historique du mouvement a été profondément ressentie, malgré les incompréhensions et les dénégations intéressées. Ce qui est criticable, beaucoup plus simplement, c’est que, sur trois cents livres, il n’y en ait guère que dix qui méritent d’être lus, qu’il s’agisse de récits et d’analyses échappant à des idéologies risibles, ou de recueils de documents non-truqués. La sous-information ou la falsification, qui dominent sur toute la ligne, ont trouvé une application privilégiée dans la manière dont on a, presque toujours, rendu compte de l’activité des situationnistes. Sans parler même des livres qui se bornent à garder le silence sur ce point, ou à quelques imputations absurdes, trois styles de contre-vérité ont été choisis par autant de séries de ces ouvrages. Le premier modèle consiste à limiter l’action de l’I.S. à Strasbourg, dix-huit mois auparavant, comme premier déclenchement lointain d’une crise dont elle aurait ensuite disparu (c’est également la position du livre des Cohn-Bendit, qui a même réussi à ne pas dire un mot sur l’existence du groupe des « Enragés » à Nanterre). Le deuxième modèle, mensonge cette fois positif et non plus par omission, affirme contre toute évidence que les situationnistes auraient accepté d’avoir un contact quelconque avec le « mouvement du 22 mars » ; et beaucoup vont jusqu’à nous y fondre complètement. Enfin, le troisième modèle nous présente comme un groupe autonome d’irresponsables et de furieux, surgissant par surprise, voire à main armée, à la Sorbonne ou ailleurs, pour semer un monstrueux désordre ; et proférant les plus extravagantes exigences.

Pourtant, il est difficile de nier une certaine continuité dans l’action des situationnistes en 1967-1968. Il semble même que cette continuité ait été précisément ressentie comme un désagrément par ceux qui prétendent, à grands coups d’interviews ou de recrutements, se faire attribuer un rôle de leader du mouvement, rôle que l’I.S., pour sa part, a toujours repoussé : leur stupide ambition porte certains de ces gens à cacher ce que, justement, ils connaissent un peu mieux que d’autres. La théorie situationniste s’était trouvée pour beaucoup dans l’origine de cette critique généralisée qui produisit les premiers incidents de la crise de mai, et qui se déploya avec elle. Ceci n’était pas seulement le fait de notre intervention contre l’Université de Strasbourg. Les livres de Vaneigem et Debord, par exemple, dans les quelques mois précédant mai, avaient été répandus déjà à 2 ou 3 000 exemplaires chaque, surtout à Paris, et une proportion inhabituelle en avait été lue par des travailleurs révolutionnaires (d’après certains indices, il paraît que ces deux livres ont été, du moins relativement à leur tirage, les plus volés en librairie de l’année 1968). À travers le groupe des Enragés, l’I.S. peut se flatter de n’avoir pas été sans importance dans l’origine précise de l’agitation de Nanterre, qui mena si loin. Enfin, nous croyons n’être pas trop restés en deçà du grand mouvement spontané des masses qui domina le pays en mai 1968, tant par ce que nous avons fait à la Sorbonne que par les diverses formes d’action que put ensuite mener le « Conseil pour le maintien des occupations ». En plus de l’I.S. proprement dite, ou d’un bon nombre d’individus qui en admettaient les thèses et agirent en conséquence, bien d’autres encore défendirent des perspectives situationnistes, soit par une influence directe, soit inconsciemment, parce qu’elles étaient en grande partie celles que cette époque de crise révolutionnaire portait objectivement. Ceux qui en doutent n’ont qu’à lire les murs (pour qui n’a pas eu cette expérience directe, citons le recueil de photographies publié par Walter Lewino, L’imagination au pouvoir, Losfeld, 1968).

On peut donc avancer que la minimisation systématique de l’I.S. n’est qu’un détail homologue à la minimisation actuelle, et normale dans l’optique dominante, de l’ensemble du mouvement des occupations. L’espèce de jalousie éprouvée par certains gauchistes, et qui contribue fortement à cette besogne, est du reste complètement hors de propos. Les groupuscules les plus gauchistes n’ont aucun motif de se poser en rivaux de l’I.S., parce que l’I.S. n’est pas un groupe dans leur genre, les concurrençant sur le terrain de leur militantisme ou prétendant comme eux diriger le mouvement révolutionnaire, au nom de l’interprétation prétendue « correcte » de telle verité pétrifiée extraite du marxisme ou de l’anarchisme. Voir ainsi la question, c’est oublier que, contrairement à ces redites abstraites où d’anciennes conclusions toujours actuelles dans les luttes de classes se trouvent inextricablement mélangées à une foule d’erreurs ou d’impostures qui s’entredéchirent, l’I.S. avait principalement apporté un esprit nouveau dans les débats théoriques sur la société, la culture, la vie. Cet esprit était, assurément, révolutionnaire. Il a pu se lier, dans une certaine mesure, au mouvement révolutionnaire réel qui recommençait. Et c’est dans la mesure même où ce mouvement avait lui aussi un caractère nouveau qu’il s’est trouvé ressembler à l’I.S., qu’il en a partiellement repris à son compte les thèses ; et nullement par un processus politique traditionnel d’adhésion ou de suivisme. Le caractère largement nouveau de ce mouvement pratique est précisément lisible dans cette influence même, tout à fait étrangère à un rôle directif, que l’I.S. s’est trouvée exercer. Toutes les tendances gauchistes — y compris le « 22 mars » qui tenait dans son bric-à-brac du léninisme, du stalinisme chinois, de l’anarchisme, et même un zeste de « situationnisme » incompris — s’appuyaient très explicitement sur un long passé de luttes, d’exemples, de doctrines cent fois publiées et discutées. Sans doute, ces luttes et ces publications avaient été étouffées par la réaction stalinienne, négligées par les intellectuels bourgeois. Mais elles étaient cependant infiniment plus accessibles que les positions nouvelles de l’I.S., qui n’avaient jamais pu se faire connaître que par nos propres publications et activités récentes. Si les rares documents connus de l’I.S. ont rencontré une telle audience, c’est évidemment qu’une partie de la critique pratique avancée se reconnaissait d’elle-même dans ce langage. Ainsi, nous nous trouvons maintenant en assez bonne position pour dire ce que mai fut essentiellement, même dans sa part demeurée latente : pour rendre conscientes les tendances inconscientes du mouvement des occupations. D’autres, qui mentent, disent qu’il n’y avait rien à comprendre dans ce déchaînement absurde ; ou bien ne décrivent comme le tout, à travers l’écran de leur idéologie, que des aspects réels plus anciens et moins importants ; ou bien continuent l’« argumentisme » à travers maintenant de nouveaux sujets de « questionnement » nourri de lui-même. Ils ont pour eux les grands journaux et les petites amitiés, la sociologie et les gros tirages. Nous n’avons rien de tout cela, et nous ne tenons notre droit à la parole que de nous-mêmes. Et pourtant, ce qu’ils disent de mai devra s’éloigner dans l’indifférence et être oublié ; et c’est ce que nous en disons, nous, qui devra rester, qui finalement sera cru et sera repris.

L’influence de la théorie situationniste se lit, aussi bien que sur les murs, dans les actions des révolutionnaires de Nantes et dans celles, différemment exemplaires, des Enragés à Nanterre. On voit, dans la presse du début de 1968, quelle indignation répondit aux nouvelles formes d’action inaugurées ou systématisées par les Enragés. Nanterre-dans-la-boue y devenait « Nanterre-la-Folie » parce que quelques « voyous de campus » s’étaient mis un jour d’accord sur le fait que « tout ce qui est discutable est à discuter », et parce qu’ils voulaient « qu’on se le dise ».

De fait, ceux qui se rencontrèrent alors et formèrent le Groupe des Enragés n’avaient pas d’idée d’agitation préconçue. Ces « étudiants » n’étaient là que pour la forme, et les bourses. Il arriva seulement que les ornières et les bidonvilles leur furent moins odieux que les bâtiments de béton, la balourde fatuité étudiante, et les arrières-pensées des professeurs modernistes. Ils voyaient là un reste d’humanité, quand ils ne trouvaient que misère, ennui, ou mensonge, dans le bouillon de culture où pataugeaient de concert Lefebvre et son honnêteté, Touraine et la fin de la lutte des classes, Bouricaud et ses gros bras, Lourau et son avenir. De plus, ils connaissaient les thèses situationnistes, savaient que les têtes pensantes du ghetto les connaissaient, y pensaient souvent, et y puisaient leur modernisme. Ils décidèrent que tout le monde le saurait, et s’employèrent à démasquer le mensonge, se réservant de trouver plus tard d’autres terrains de jeux : ils comptaient bien que, les menteurs et les étudiants chassés, la Faculté détruite, la chance leur nouerait d’autres rencontres, à une autre échelle, et qu’alors « bonheur et malheur prendraient forme ».

Leur passé, qu’ils ne cachaient pas (origine majoritairement anarchiste mais aussi surréaliste, dans certain cas trotskiste) eut tôt fait d’inquiéter ceux auxquels ils se heurtèrent d’abord : les vieux groupuscules gauchistes, trotskistes du C.L.E.R. ou étudiants anarchistes englobant Daniel Cohn-Bendit, se disputant tous sur le manque d’avenir de l’U.N.E.F. et la fonction de psychologue. Le choix qu’ils firent d’exclusions nombreuses et sans indulgence inutile les garantit contre le succès qu’ils connurent rapidement auprès d’une vingtaine d’étudiants ; il les garantissait aussi des adhérents débiles, de tous ceux qui guettaient un situationnisme sans situationniste où ils pourraient porter leurs obsessions et leurs misères. Dans ces conditions, le groupe, qui atteignit parfois la quinzaine, fut le plus souvent formé d’une demi-douzaine d’agitateurs. On a vu que c’était suffisant.

Les méthodes qu’employèrent les Enragés, sabotages de cours en particulier, si elles sont aujourd’hui banales dans les Facultés comme dans les lycées, scandalisèrent profondément aussi bien les gauchistes que les bons étudiants, les premiers organisant même parfois des services d’ordre pour protéger les professeurs d’une pluie d’injures et d’oranges pourries. La généralisation de l’usage de l’insulte méritée, du graffiti, le mot d’ordre de boycott inconditionnel des examens, la distribution de tracts dans les locaux universitaires, le scandale quotidien de leur existence enfin, attirèrent sur les Enragés la première tentative de répression : convocation de Riesel et Bigorgne devant le doyen, le 25 janvier ; expulsion de Cheval hors de la résidence au début de février ; interdiction de séjour (fin février), puis cinq ans d’exclusion de l’Université française (début avril) pour Bigorgne. Entretenue par les groupuscules, une agitation plus étroitement politique commença à se développer parallèlement.

Cependant, les vieux singes de la Réserve, perdus dans l’imbroglio de la mise en scène de leur « pensée », ne s’inquiétèrent que tardivement. Il fallut donc les forcer à faire la grimace, tel Morin s’écriant, vert de dépit, sous les applaudissements des étudiants : « L’autre jour vous m’avez rejeté aux poubelles de l’Histoire… » — Interruption : « Comment se fait-il que tu en sois ressorti ? » — « Je préfère être du côté des poubelles que du côté de ceux qui les manient, et en tout cas, je préfère être du côté des poubelles que du côté des crématoires ! » Tel encore Touraine, bavant de rage et hurlant : « J’en ai assez des anarchistes, et encore plus des situationnistes ! Pour le moment, c’est moi qui commande ici, et si un jour c’était vous, je m’en irais dans les endroits où l’on sait ce que c’est que le travail. » Ce n’est qu’un an plus tard que les découvertes de ces précurseurs trouvèrent leur usage, dans les articles de Raymond Aron et d’Étiemble, protestant contre l’impossibilité de travailler, et la montée du totalitarisme gauchiste et du fascisme rouge. À partir du 26 janvier, les interruptions violentes des cours ne cessèrent presque pas, jusqu’au 22 mars. Elles entretenaient une agitation permanente en vue de la réalisation de plusieurs projets qui avortèrent : publication d’une brochure au début de mai, et aussi envahissement et pillage du bâtiment administratif de la Faculté, avec l’aide des révolutionnaires nantais, au début de mars. Avant d’en voir tant, le Doyen Grappin dénonçait dans sa conférence de presse du 28 mars « un groupe d’étudiants irresponsables, qui depuis quelques mois perturbent les cours et les examens, et pratiquent des méthodes de partisans dans la Faculté… Ces étudiants ne se rattachent à aucune organisation politique connue. Ils constituent un élément explosif dans un milieu très sensible. » Quant à la brochure, l’imprimeur des Enragés avança moins vite que la révolution. Après la crise, il fallut renoncer à publier un texte qui eût paru prétendre au prophétisme après l’événement.

Tout ceci explique l’intérêt que les Enragés prirent à la soirée du 22 mars, quelque pût être leur méfiance a priori pour l’ensemble des autres protestataires. Tandis que Cohn-Bendit, déjà star au firmament nanterrois, parlementait avec les moins décidés, dix Enragés seuls s’installèrent dans la salle du Conseil de Faculté, où ils ne furent rejoints que 22 minutes plus tard par le futur « Mouvement du 22 Mars ». On sait (cf. Viénet) comment et pourquoi ils se retirèrent de cette farce. Ils voyaient, de plus, que la police n’arrivait pas et qu’ils ne pourraient avec de tels gens réaliser le seul objectif qu’ils s’étaient fixé pour la nuit : détruire complètement les dossiers d’examens. Aux premières heures du 23, ils décidaient d’exclure cinq d’entre eux qui avaient refusé de quitter la salle, par crainte de « se couper des masses » étudiantes !

Il est certes piquant de constater qu’aux origines du mouvement de mai on trouve un règlement de comptes avec les penseurs doubles du gang argumentiste. Mais, en s’attaquant à la laide cohorte des penseurs subversifs appointés par l’État, les Enragés faisaient autre chose que vider une querelle ancienne : ils parlaient déjà en tant que mouvement des occupations luttant pour l’occupation réelle, par tous les hommes, de tous les secteurs de la vie sociale régis par le mensonge. Et de même, en écrivant sur des murs en béton « prenez vos désirs pour la réalité », ils détruisaient déjà l’idéologie récupératrice de « l’imagination au pouvoir », prétentieusement lancée par le « 22 mars ». C’est qu’ils avaient des désirs, et les autres pas d’imagination.

Les Enragés ne revinrent presque plus à Nanterre en avril. Les velléités de démocratie directe affichées par le « mouvement du 22 mars » étaient évidemment irréalisables en si mauvaise compagnie, et ils refusaient d’avance la petite place qu’on était tout prêt à leur faire comme amuseurs extrémistes, à gauche de la dérisoire « Commission culture et créativité ». À l’opposé la reprise par les étudiants nanterrois, quoique dans un but trouble d’anti-impérialisme, de certaines de leurs techniques d’agitation, signifiait que le débat commençait à être placé sur le terrain qu’ils avaient voulu définir. Les étudiants de Paris qui avaient attaqué la police le 3 mai, en réponse à la dernière des maladresses de l’administration universitaire, le prouvèrent aussi : le violent tract de mise en garde des Enragés La rage au ventre, distribué le 6 mai, ne put indigner que les léninistes qu’il dénonçait, tant il était à la mesure exacte du mouvement réel ; en deux journées de combat de rue, les émeutiers avaient trouvé son mode d’emploi. L’activité autonome des Enragés s’acheva d’une manière aussi conséquente qu’elle avait commencé. Ils furent traités en situationnistes avant même d’être dans l’I.S., puisque les récupérateurs gauchistes s’inspirèrent d’eux en croyant pouvoir les cacher, par leur propre étalage devant ces journalistes que les Enragés avaient évidemment repoussés. Le terme même d’« Enragés », par lequel Riesel a donné une marque inoubliable au mouvement des occupations, prit tardivement et pour quelque temps une signification publicitaire « cohn-bendiste ».

La succession rapide des luttes dans la rue, dans la première décade de mai, avait tout de suite rassemblé les membres de l’I.S., les Enragés, et quelques autres camarades. Cet accord fut formalisé au lendemain de l’occupation de la Sorbonne, le 14 mai, quand ils se fédérèrent dans un « Comité Enragés-I.S. », qui commença le même jour à publier quelques documents portant cette signature. Une plus large expression autonome des thèses situationnistes à l’intérieur du mouvement s’en suivit, mais il ne s’agissait pas de poser des principes particuliers d’après lesquels nous aurions prétendu modeler le mouvement réel : en disant ce que nous pensions, nous disions qui nous étions, alors que tant d’autres se déguisaient pour expliquer qu’il fallait suivre la politique correcte de leur comité central. Ce soir-là, l’assemblée générale de la Sorbonne, effectivement ouverte aux travailleurs, entreprit d’organiser son pouvoir sur place, et René Riesel, qui y avait affirmé les positions les plus radicales sur l’organisation même de la Sorbonne et sur l’extension totale de la lutte commencée, fut élu au premier Comité d’Occupation. Le 15, les situationnistes présents à Paris adressèrent en province et à l’étranger une circulaire : Aux membres de l’I.S., aux camarades qui se sont déclarés en accord avec nos thèses. Ce texte analysait brièvement le processus en cours et ses développements possibles, par ordre de probabilité décroissante — épuisement du mouvement au cas où il resterait limité « chez les étudiants avant que l’agitation anti-bureaucratique n’ait gagné plus le milieu ouvrier » ; répression ; ou enfin « révolution sociale ? » Il comportait aussi un compte-rendu de notre activité jusque-là, et appelait à agir tout de suite au maximum « pour faire connaître, soutenir, étendre l’agitation ». Nous proposions comme thèmes immédiats en France : « l’occupation des usines » (on venait d’apprendre l’occupation de Sud-Aviation, survenue la veille au soir) ; « constitution de Conseils Ouvriers ; la fermeture définitive de l’Université, critique complète de toutes les aliénations ». Il faut noter que c’était la première fois, depuis que l’I.S. existe, que nous demandions à qui que ce fût, même parmi les plus proches de nos positions, de faire quelque chose. Aussi notre circulaire ne resta-t-elle pas sans écho, et notamment dans quelques-unes des villes où le mouvement de mai s’imposait le plus fortement. Le 16 au soir, l’I.S. lança une deuxième circulaire, exposant les développements de la journée et prévoyant « une épreuve de force majeure ». La grève générale interrompit là cette série, qui fut reprise sous une autre forme, après le 20 mai, par les émissaires que le C.M.D.O. envoyait en province et à l’étranger.

Le livre de Viénet a décrit en détails comment le Comité d’occupation de la Sorbonne, réélu en bloc par l’assemblée générale du 15 au soir, vit disparaître sur la pointe des pieds la majorité des ses membres, qui pliaient devant les manœuvres et les tentatives d’intimidation d’une bureaucratie informelle s’employant à ressaisir souterrainement la Sorbonne (U.N.E.F., M.A.U., J.C.R., etc.). Les Enragés et les situationnistes se trouvèrent donc avoir la responsabilité du Comité d’occupation les 16 et 17 mai. L’assemblée générale du 17 n’ayant finalement pas approuvé les actes par lesquels ce Comité avait exercé son mandat, et ne les ayant du reste pas davantage désapprouvés (les manipulateurs empêchèrent tout vote de l’assemblée), nous avons aussitôt déclaré que nous quittions la Sorbonne défaillante, et tous ceux qui s’étaient groupés autour de ce Comité d’occupation s’en allèrent avec nous : ils allaient constituer le noyau du Conseil pour le maintien des occupations. Il convient de faire remarquer que le deuxième Comité d’occupation, élu après notre départ, resta en fonction, identique à lui-même et de la glorieuse manière que l’on sait, jusqu’au retour de la police en juin. Jamais plus il ne fut question de faire réélire chaque jour par l’assemblée ses délégués révoquables. Ce Comité de professionnels en vint même vite par la suite à supprimer les assemblées générales, qui n’étaient à ses yeux qu’une cause de trouble et une perte de temps. Au contraire, les situationnistes peuvent résumer leur action dans la Sorbonne par cette seule formule : « tout le pouvoir à l’assemblée générale ». Aussi est-il plaisant d’entendre maintenant parler du pouvoir situationniste dans la Sorbonne, alors que la réalité de ce « pouvoir » fut de rappeler constamment le principe de la démocratie directe ici même et partout, de dénoncer d’une façon ininterrompue récupérateurs et bureaucrates, d’exiger de l’assemblée générale qu’elle prenne ses responsabilités en décidant, et en rendant toutes ses décisions exécutoires.

Notre Comité d’occupation, par son attitude conséquente, avait soulevé l’indignation générale des manipulateurs et bureaucrates gauchistes. Si nous avions défendu dans la Sorbonne les principes et les méthodes de la démocratie directe, nous étions pourtant assez dépourvus d’illusions sur la composition sociale et le niveau général de conscience de cette assemblée : nous mesurions bien le paradoxe d’une délégation plus ferme que ses mandants dans cette volonté de démocratie directe, et nous voyions qu’il ne pouvait durer. Mais nous nous étions surtout employés à mettre au service de la grève sauvage qui commençait les moyens, non négligeables, que nous offraient la possession de la Sorbonne. C’est ainsi que le Comité d’occupation lança le 16, à 15 heures, une brève déclaration par laquelle il appelait « à l’occupation immédiate de toutes les usines en France et à la formation de Conseils Ouvriers ». Le reste de ce qui nous fut reproché n’était presque rien en regard du scandale que causa partout — sauf chez les « occupants de base » — ce « téméraire » engagement de la Sorbonne. Pourtant, à cet instant, deux ou trois usines étaient occupées, une partie des transporteurs des N.M.P.P. essayaient de bloquer la distribution des journaux, et plusieurs ateliers de Renault, comme on allait l’apprendre deux heures après, commençaient avec succès à faire interrompre le travail. On se demande au nom de quoi des individus sans titre pouvaient prétendre gérer la Sorbonne s’ils n’étaient pas partisans de la saisie par les travailleurs de toutes les propriétés dans le pays ? Il nous semble qu’en se prononçant de la sorte, la Sorbonne apporta une dernière réponse restant encore au niveau du mouvement dont les usines prenaient heureusement la suite, c’est-à-dire au niveau de la réponse qu’elles apportaient elles-mêmes aux premières luttes limitées du Quartier Latin. Certainement, cet appel n’allait pas contre les intentions de la majorité des gens qui étaient alors dans la Sorbonne, et qui firent tant pour le répandre. D’ailleurs, les occupations d’usines s’étendant, même les bureaucrates gauchistes devinrent partisans d’un fait sur lequel ils n’avaient pas osé se compromettre la veille, quoique sans renier leur hostilité aux Conseils. Le mouvement des occupations n’avait vraiment pas besoin d’une approbation de la Sorbonne pour s’étendre à d’autres entreprises. Mais, outre le fait qu’à ce moment chaque heure comptait pour relier toutes les usines à l’action commencée par quelques-unes, tandis que les syndicats essayaient partout de gagner du temps pour empêcher l’arrêt général du travail, et qu’un tel appel à cet endroit connut sur le champ une grande diffusion, y compris radiophonique, il nous paraissait surtout important de montrer, avec la lutte qui commençait, le maximum auquel elle devait tendre tout de suite. Les usines n’allèrent pas jusqu’à former des Conseils, et les grévistes qui commençaient à accourir à la Sorbonne n’y découvrirent certes pas le modèle.

Il est permis de penser que cet appel contribua à ouvrir çà et là quelques perspectives de lutte radicale. En tout cas, il figure certainement parmi les faits de cette journée qui inspirèrent le plus de craintes. On sait que le Premier ministre, à 19 heures, faisait diffuser un communiqué affirmant que le gouvernement « en présence de diverses tentatives annoncées ou amorcées par des groupes d’extrémistes pour provoquer une agitation généralisée », ferait tout pour maintenir « la paix publique » et l’ordre républicain, « dès lors que la réforme universitaire ne serait plus qu’un prétexte pour plonger le pays dans le désordre ». On rappelait en même temps 10 000 réservistes de la gendarmerie. La « réforme universitaire » n’était effectivement qu’un prétexte, même pour le gouvernement, qui masquait sous cette honorable nécessité, si brusquement découverte par lui, son recul devant l’émeute au Quartier Latin.

Le Conseil pour le maintien des occupations, occupant d’abord l’I.P.N. rue d’Ulm, fit de son mieux pendant la suite d’une crise à laquelle, dès que la grève fut générale et s’immobilisa dans la défensive, aucun groupe révolutionnaire organisé existant alors n’avait d’ailleurs plus les moyens d’apporter une contribution notable. Réunissant les situationnistes, les Enragés, et de trente à soixante autres révolutionnaires conseillistes (dont moins d’un dixième peuvent être comptés comme étudiants), le C.M.D.O. assura un grand nombre de liaisons en France et au-dehors, s’employant particulièrement, vers la fin du mouvement, à en faire connaître la signification aux révolutionnaires d’autres pays, qui ne pouvaient manquer de s’en inspirer. Il publia, à près de 200 000 exemplaires pour chacun des plus importants, un certain nombre d’affiches et de documents, dont les principaux furent le Rapport sur l’occupation de la Sorbonne, du 19 mai ; Pour le pouvoir des Conseils Ouvriers, du 22 ; et l’Adresse à tous les travailleurs, du 30. Le C.M.D.O., qui n’avait été dirigé ni embrigadé pour le futur par personne, « convint de se dissoudre le 15 juin (…) Le C.M.D.O. n’avait rien cherché à obtenir pour lui, pas même à mener un quelconque recrutement en vue d’une existence permanente. Ses participants ne séparaient pas leurs buts personnels des buts généraux du mouvement. C’étaient des individus indépendants, qui s’étaient groupés pour une lutte, sur des bases déterminées, dans un moment précis ; et qui redevinrent indépendants après elle. » (Viénet, op. cit.). Le Conseil pour le maintien des occupations avait été « un lien, pas un pouvoir ».

Certains nous ont reproché, en mai et depuis, d’avoir critiqué tout le monde, et ainsi de n’avoir présenté comme acceptable que la seule activité des situationnistes. C’est inexact. Nous avons approuvé le mouvement des masses, dans toute sa profondeur, et les initiatives remarquables de dizaines de milliers d’individus. Nous avons approuvé la conduite de quelques groupes révolutionnaires que nous avons pu connaître, à Nantes et à Lyon ; ainsi que les actes de tous ceux qui ont été en contact avec le C.M.D.O. Les documents cités par Viénet montrent à l’évidence qu’en outre nous approuvons partiellement nombre de déclarations émanant de Comités d’action. Il est certain que beaucoup de groupes ou comités qui sont restés inconnus de nous pendant la crise auraient eu notre approbation si nous avions eu l’occasion d’en être informés — et il est encore plus patent que, les ignorant, nous n’avons pu d’aucune manière les critiquer. Ceci dit, quand il s’agit des petits partis gauchistes et du « 22 mars », de Barjonet ou de Lapassade, il serait tout de même surprenant que l’on attendît de nous quelque approbation polie, quand on connaît nos positions préalables, et quand on peut constater quelle a été dans cette période l’activité des gens en question.

Pas davantage nous n’avons prétendu que certaines formes d’action qu’a revêtu le mouvement des occupations — à l’exception peut-être de l’emploi des bandes dessinées critiques — aient eu une origine directement situationniste. Nous voyons, au contraire, l’origine de toutes dans des luttes ouvrières « sauvages » ; et depuis plusieurs années certains numéros de notre revue les avaient citées à mesure, en spécifiant bien d’où elles venaient. Ce sont les ouvriers qui, les premiers, ont attaqué le siège d’un journal pour protester contre la falsification des informations les concernant (à Liège en 1961) ; qui ont brûlé les voitures (à Merlebach en 1962) ; qui ont commencé à écrire sur les murs les formules de la nouvelle révolution (« Ici finit la liberté », sur un mur de l’usine Rhodiaceta en 1967). En revanche, on peut signaler, évident prélude à l’activité des Enragés à Nanterre, qu’à Strasbourg, le 26 octobre 1966, pour la première fois un professeur d’Université fut pris à partie et chassé de sa chaire : c’est le sort que les situationnistes firent subir au cybernéticien Abraham Moles lors de son cours inaugural.

Tous nos textes publiés pendant le mouvement des occupations montrent que les situationnistes n’ont jamais répandu d’illusions, à ce moment, sur les chances d’un succès complet du mouvement. Nous savions que ce mouvement révolutionnaire, objectivement possible et nécessaire, était parti subjectivement de très bas : spontané et émietté, ignorant son propre passé et la totalité de ses buts, il revenait d’un demi-siècle d’écrasement, et trouvait devant lui tous ses vainqueurs encore bien en place, bureaucrates et bourgeois. Une victoire durable de la révolution n’était à nos yeux qu’une très faible possibilité, entre le 17 et le 30 mai. Mais, du moment que cette chance existait, nous l’avons montrée comme le maximum en jeu à partir d’un certain point atteint par la crise, et qui valait certainement d’être risqué. Déjà, à nos yeux, le mouvement était alors, quoi qu’il pût advenir, une grande victoire historique, et nous pensions que la moitié seulement de ce qui s’était déjà produit eût été un résultat très significatif.

Personne ne peut nier que l’I.S., opposée également en ceci à tous les groupuscules, s’est refusée à toute propagande en sa faveur. Ni le C.M.D.O. n’a arboré le « drapeau situationniste », ni aucun de nos textes de cette époque n’a parlé de l’I.S., excepté pour répondre à l’impudente invite de front commun lancée par Barjonet au lendemain du meeting de Charléty. Et parmi les multiples sigles publicitaires des groupes à vocation dirigeante, on n’a pas pu voir une seule inscription évoquant l’I.S. tracée sur les murs de Paris ; dont cependant nos partisans étaient sans doute les principaux maîtres.

Il nous semble, et nous présentons cette conclusion d’abord aux camarades d’autres pays qui connaîtront une crise de cette nature, que ces exemples montrent ce que peuvent faire, dans le premier stade de réapparition du mouvement révolutionnaire prolétarien, quelques individus, cohérents pour l’essentiel. En mai, il n’y avait à Paris qu’une dizaine de situationnistes et d’Enragés, et aucun en province. Mais l’heureuse conjonction de l’improvisation révolutionnaire spontanée et d’une sorte d’aura de sympathie qui existait autour de l’I.S. permirent de coordonner une action assez vaste, non seulement à Paris, mais dans plusieurs grandes villes, comme s’il s’était agi d’une organisation préexistante à l’échelle nationale. Plus largement même que cette organisation spontanée, une sorte de vague et mystérieuse menace situationniste fut ressentie et dénoncée en beaucoup d’endroits : en étaient les porteurs quelques centaines, voire quelques milliers, d’individus que les bureaucrates et les modérés qualifiaient de situationnistes ou, plus souvent, selon l’abréviation populaire qui apparut à cette époque, de situs. Nous nous considérons comme honorés par le fait que ce terme de « situ », qui paraît avoir trouvé son origine péjorative dans le langage de certains milieux étudiants de province, non seulement a servi à désigner les plus extrémistes participants du mouvement des occupations, mais encore comportait certaines connotations évoquant le vandale, le voleur, le voyou.

Nous ne pensons pas avoir évité de commettre des fautes. C’est encore pour l’instruction de camarades qui peuvent se trouver ultérieurement dans des circonstances similaires, que nous les énumérons ici.

Dans la rue Gay-Lussac, où nous nous retrouvions par petits groupes rassemblés spontanément, chacun de ces groupes rencontra plusieurs dizaines de personnes connues, ou qui seulement nous connaissaient de vue et venaient nous parler. Puis chacun, dans l’admirable désordre que présentait ce « quartier libéré », même longtemps avant l’inévitable attaque des policiers, s’éloignait vers telle « frontière » ou tel préparatif de défense. De sorte que, non seulement tous ceux-là restèrent plus ou moins isolés, mais nos groupes mêmes, le plus souvent, ne purent se joindre. Ce fut une lourde erreur de notre part de n’avoir pas tout de suite demandé à tous de rester groupés. En moins d’une heure, un groupe agissant ainsi eût inévitablement fait boule de neige, en rassemblant tout ce que nous pouvions connaître parmi ces barricadiers — où chacun de nous retrouvait plus d’amis qu’on en rencontre au hasard en une année dans Paris. On pouvait ainsi former une bande de deux à trois cents personnes, se connaissant et agissant ensemble, ce qui justement a le plus manqué dans cette lutte dispersée. Sans doute, le rapport numérique avec les forces qui cernaient le quartier, environ trois fois plus nombreuses que les émeutiers, sans parler même de la supériorité de leur armement, condamnait de toute façon cette lutte à l’échec. Mais un tel groupe pouvait permettre une certaine liberté de manœuvre, soit par quelque contre-charge sur un point du périmètre attaqué, soit en poussant les barricades à l’est de la rue Mouffetard, zone assez mal tenue par la police jusqu’à une heure très tardive, pour ouvrir une voie de retraite à tous ceux qui furent pris dans le filet (quelques centaines n’échappant que par chance, grâce au précaire refuge de l’École Normale Supérieure).

Au Comité d’occupation de la Sorbonne, nous avons fait, vu les conditions et la précipitation du moment, à peu près tout ce que nous pouvions faire. On ne peut nous reprocher de n’avoir pas fait davantage pour modifier l’architecture de ce triste édifice, dont nous n’eûmes même pas le temps de faire le tour. Il est vrai qu’une chapelle y subsistait, fermée, mais nous avions appelé par affiche les occupants — et Riesel également dans son intervention à l’assemblée générale du 14 mai — à la détruire au plus vite. D’autre part, « Radio-Sorbonne » n’existe nullement en tant qu’appareil émetteur, et on ne doit donc pas nous blâmer de ne pas l’avoir employé. Il va de soi que nous n’avons pas envisagé ni préparé l’incendie du bâtiment, le 17 mai, comme le bruit en a couru alors à la suite de quelques calomnies obscures des groupuscules : cette date suffit à montrer combien le projet eût été impolitique. Nous ne nous sommes pas davantage dispersés sur les détails, quelque utilité qu’on puisse leur reconnaître. Ainsi, c’est pure fantaisie quand Jean Maitron avance que « le restaurant et la cuisine de la Sorbonne… sont restés jusqu’en juin contrôlés par les “situationnistes”. Très peu d’étudiants parmi eux. Beaucoup de jeunes sans travail. » (La Sorbonne par elle-même, p. 114, Éditions Ouvrières, 1968). Nous devons toutefois nous reprocher cette erreur : les camarades chargés d’envoyer au tirage les tracts et déclarations émanant du Comité d’occupation, à partir de 17 heures le 16 mai, remplacèrent la signature « Comité d’occupation de la Sorbonne » par « Comité d’occupation de l’Université autonome et populaire de la Sorbonne », et personne ne s’en avisa. Il est sûr que c’était une régression d’une certaine portée, car la Sorbonne n’avait d’intérêt à nos yeux qu’en tant que bâtiment saisi par le mouvement révolutionnaire, et cette signature donnait à croire que nous pouvions reconnaître le lieu comme prétendant encore être une Université, fut-elle « autonome et populaire » ; chose que nous méprisons en tout cas, et qu’il était d’autant plus fâcheux de paraître accepter en un tel moment. Une faute d’inattention, moins importante, fut commise le 17 mai quand un tract, émanant d’ouvriers de la base venus de Renault, fut diffusé sous la signature « Comité d’occupation ». Le Comité d’occupation avait certes très bien fait de fournir des moyens d’expression, sans aucune censure, à ces travailleurs, mais il fallait préciser que ce texte était rédigé par eux, et se trouvait seulement édité par le Comité d’occupation ; et ceci d’autant plus que ces ouvriers, appelant à continuer les « marches sur Renault », admettaient encore à cette heure l’argument mystifiant des syndicats sur la nécessité de garder fermées les portes de l’usine, pour qu’une attaque de la police ne pût pas prendre prétexte et avantage de leur ouverture.

Le C.M.D.O. oublia de faire porter sur chacune de ses publications la mention « imprimé par des ouvriers en grève », qui certainement eût été exemplaire, en parfait accord avec les théories qu’elles évoquaient, et qui eût donné une excellente réplique à l’habituelle marque syndicale des imprimeries de presse. Erreur plus grave : tandis qu’un usage excellent était fait du téléphone, nous avons complètement négligé la possibilité de nous servir des téléscripteurs qui permettaient de toucher quantité d’usines et de bâtiments occupés en France, et d’envoyer des informations dans toute l’Europe. Singulièrement, nous avons négligé le circuit utilisable des observatoires astronomiques, qui nous était accessible au moins à partir de l’Observatoire occupé de Meudon. 

Mais ceci dit, et s’il s’agit de formuler un jugement sur l’essentiel, toutes ces entreprises de l’I.S. rassemblées et considérées, nous ne voyons point en quoi elle mériterait d’être blâmée.

Citons maintenant les principaux résultats du mouvement des occupations, jusqu’ici. En France, ce mouvement a été vaincu, mais d’aucune manière écrasé. C’est sans doute le point le plus notable, et qui présente le plus grand intérêt dans la pratique. Il semble que jamais une crise sociale d’une telle gravité n’avait fini sans qu’une répression ne vienne affaiblir, plus ou moins durablement, le courant révolutionnaire ; comme une sorte de contrepartie dont il doit s’attendre à payer l’expérience historique qui, chaque fois, a été portée à l’existence. On sait qu’aucune répression proprement politique n’a été maintenue, quoique naturellement, en plus des nombreux étrangers expulsés administrativement, plusieurs centaines d’émeutiers se soient trouvés condamnés, dans les mois suivants, pour des délits dits « de droit commun » (si plus d’un tiers de l’effectif du Conseil pour le maintien des occupations avait été arrêté dans les divers affrontements, aucun de ses membres ne tomba dans cette rubrique, le mouvement de retraite du C.M.D.O., à la fin de juin, ayant été fort bien conduit). Tous les responsables politiques qui n’avaient pas su échapper à l’arrestation à la fin de la crise ont été libérés après quelques semaines de détention, et aucun n’a été traduit devant un tribunal. Le gouvernement a dû se résoudre à ce nouveau recul rien que pour obtenir une apparence de rentrée universitaire calme, et une apparence d’examens à l’automne de 1968 ; la seule pression du Comité d’action des étudiants en médecine obtint cette importante concession dès la fin du mois d’août.

L’ampleur de la crise révolutionnaire a gravement déséquilibré « ce qui a été attaqué de front… l’économie capitaliste fonctionnant bien » (Viénet), non certes du fait de l’augmentation, tout à fait supportable, consentie sur les salaires, ni même du fait de l’arrêt total de la production pendant quelques semaines ; mais surtout parce que la bourgeoisie française a perdu sa confiance dans la stabilité du pays : ce qui — rejoignant les autres aspects de l’actuelle crise monétaire des échanges internationaux — a entraîné l’évasion massive des capitaux et la crise du Franc apparue dès novembre (les réserves en devises du pays sont tombées de 30 milliards de Francs en mai 1968 à 18 milliards un an après). Après la dévaluation retardée du 8 août 1969, Le Monde du lendemain commençait à s’apercevoir que « le franc, comme le général, était “mort” en mai ».

Le régime « gaulliste » n’était qu’un bien mince détail dans cette mise en question générale du capitalisme moderne. Pourtant le pouvoir de de Gaulle a reçu, lui aussi, le coup mortel en mai. Malgré son rétablissement de juin — objectivement facile, comme nous l’avons dit, puisque la véritable lutte avait été perdue ailleurs —, de Gaulle ne pouvait effacer, comme responsable de l’État qui avait survécu au mouvement des occupations, la tare d’avoir été responsable de l’État qui avait subi le scandale de son existence. De Gaulle, qui ne faisait que couvrir, dans son style personnel, tout ce qui arrivait — et ce cours des choses n’était rien d’autre que la modernisation normale de la société capitaliste — avait prétendu régner par le prestige. Son prestige a subi en mai une humiliation définitive, subjectivement ressentie par lui-même aussi bien qu’objectivement constatée par la classe dominante et les électeurs qui la plébiscitent indéfiniment. La bourgeoisie française recherche une forme de pouvoir politique plus rationnelle, moins capricieuse et moins rêveuse ; plus intelligente pour la défendre des nouvelles menaces dont elle a constaté avec stupeur le surgissement. De Gaulle voulait effacer le mauvais rêve persistant, « les derniers fantômes de mai », en gagnant, le 27 avril, ce référendum annoncé le 24 mai, et que l’émeute avait annulé dans la même nuit. Le « pouvoir stable » qui a trébuché alors sentait bien qu’il n’avait plus retrouvé son équilibre, et il tenait imprudemment à être vite rassuré par un rite de réadhésion factice. Les slogans des manifestants du 13 mai 1968 ont été justifiés : de Gaulle n’a pas atteint son onzième anniversaire ; non certes du fait de l’opposition bureaucratique ou pseudo-réformiste, mais parce que, le lendemain, on vit que la rue Gay-Lussac débouchait directement sur toutes les usines de France.

Un désordre généralisé, qui met en cause à leur racine toutes les institutions, s’est installé dans la plupart des facultés, et surtout dans les lycées. Si, se limitant au plus urgent, l’État a sauvé à peu près le niveau de l’enseignement dans les disciplines scientifiques et les grandes écoles, ailleurs l’année universitaire 1968-69 a été bel et bien perdue, et les diplômes sont effectivement dévalués, alors même qu’ils sont encore loin d’être méprisés par la masse des étudiants. Une telle situation est, à la longue, incompatible avec le fonctionnement normal d’un pays industriel avancé, et amorce une chute dans le sous-développement, en créant un « goulot d’étranglement » qualitatif dans l’enseignement secondaire. Même si le courant extrémiste n’a gardé en réalité qu’une base étroite dans le milieu étudiant, il semble qu’il ait la force suffisante pour maintenir un processus de dégradation continue : à la fin de janvier, l’occupation et la mise à sac du rectorat à la Sorbonne, et nombre d’incidents assez graves depuis, ont montré que le simple maintien d’un pseudo-enseignement constitue un sujet d’inquiétude considérable pour les forces du maintien de l’ordre.

L’agitation sporadique des usines, qui ont appris la grève sauvage et où se sont implantés des groupes radicaux plus ou moins consciemment ennemis des syndicats, entraîne, malgré les efforts des bureaucrates, nombre de grèves partielles qui paralysent aisément des entreprises de plus en plus concentrées, pour lesquelles s’accroît toujours l’interdépendance des différentes opérations. Ces secousses ne laissent oublier à personne que le sol n’est pas redevenu solide dans les entreprises, et que les formes modernes d’exploitation ont révélé en mai à la fois l’ensemble de leurs moyens associés, et leur nouvelle fragilité.

Après l’érosion du vieux stalinisme orthodoxe (lisible même dans les pertes de la C.G.T. aux récentes élections professionnelles), c’est le tour des petits partis gauchistes de s’user en manœuvres malheureuses : presque tous auraient bien voulu recommencer mécaniquement le processus de mai, pour y recommencer leurs erreurs. Ils ont noyauté facilement ce qui restait de Comités d’action, et les Comités d’action n’ont pas manqué de disparaître. Les petits partis gauchistes eux-mêmes éclatent en de nombreuses nuances hostiles, chacun tenant ferme sur une sottise qui exclut glorieusement toutes celles de leurs rivaux. Sans doute, les éléments radicaux, devenus nombreux depuis mai, sont encore dispersés — et d’abord dans les usines. La cohérence qu’il leur faut acquérir est encore, faute d’avoir su organiser une véritable pratique autonome, altérée par des illusions anciennes, ou du verbiage, ou même parfois par une malsaine admiration unilatérale « pro-situationniste ». Leur seule voie est pourtant tracée, qui sera évidemment difficile et longue : la formation d’organisations conseillistes de travailleurs révolutionnaires, se fédérant sur la seule base de la démocratie totale et de la critique totale. Leur première tâche théorique sera de combattre, et de démentir en pratique, la dernière forme d’idéologie que le vieux monde leur opposera : l’idéologie conseilliste, telle qu’une première forme grossière était exprimée, à la fin de la crise, par un groupe « Révolution Internationale », implanté à Toulouse, qui proposait tout simplement — on ne sait d’ailleurs à qui — d’élire des Conseils Ouvriers au-dessus des assemblées générales, qui ainsi n’auraient plus qu’à ratifier les actes de cette sage néo-direction révolutionnaire. Ce monstre léninisto-yougoslave, repris depuis par l’« Organisation trotskiste » de Lambert, est presque aussi étrange à présent que l’emploi du terme de « démocratie directe » par les gaullistes quand ils étaient entichés de « dialogue » référendaire. La prochaine révolution ne reconnaîtra comme Conseils que les assemblées générales souveraines de la base, dans les entreprises et les quartiers ; et leurs délégués toujours révocables dépendant d’elles seules. Une organisation conseilliste ne défendra jamais d’autre but : il lui faut traduire en actes une dialectique qui dépasse les termes figés et unilatéraux du spontanéisme et de l’organisation ouvertement ou sournoisement bureaucratisée. Elle doit être une organisation qui marche révolutionnairement vers la révolution des Conseils ; une organisation qui ne se disperse pas après le moment de la lutte déclarée, et qui ne s’institutionnalise pas.

Cette perspective n’est pas limités à la France, mais internationale. C’est le sens total du mouvement des occupations qu’il faudra comprendre partout, comme déjà son exemple en 1968 a déclenché, ou porté à un degré supérieur, des troubles graves à travers l’Europe, en Amérique et au Japon. Des suites immédiates de mai, les plus remarquables furent la sanglante révolte des étudiants mexicains, qui put être brisée dans un relatif isolement, et le mouvement des étudiants yougoslaves contre la bureaucratie et pour l’autogestion prolétarienne, qui entraîna partiellement les ouvriers et mit le régime de Tito en grand péril : mais là, plus que les concessions proclamées par la classe dominante, l’intervention russe en Tchécoslovaquie vint puissamment au secours du régime ; elle lui permit de rassembler le pays en faisant redouter l’éventualité d’une invasion par une bureaucratie étrangère. La main de la nouvelle Internationale commence à être dénoncée par les polices de différents pays, qui croient découvrir les directives de révolutionnaires français à Mexico pendant l’été de 1968 comme à Prague dans la manifestation antirusse du 28 mars 1969 ; et le gouvernement franquiste au début de cette année, a explicitement justifié son recours à l’état d’exception par un risque d’évolution de l’agitation universitaire vers une crise générale du type français. Il y a longtemps que l’Angleterre connaissait des grèves sauvages, et un des buts principaux du gouvernement travailliste était évidemment d’arriver à les interdire ; mais il est hors de doute que c’est la première expérience d’une grève générale sauvage qui a mené Wilson à déployer tant de hâte et d’acharnement pour arracher cette année une législation répressive contre ce type de grève. Cet arriviste n’a pas hésité à risquer sur le « projet Castle » sa carrière, et l’unité même de la bureaucratie politico-syndicale travailliste, car si les syndicats sont les ennemis directs de la grève sauvage, ils ont peur de perdre eux-mêmes toute importance en perdant tout contrôle sur les travailleurs, dès que serait abandonné à l’État le droit d’intervenir, sans passer par leur médiation, contre les formes réelles de la lutte de classes. Et, le 1er mai, la grève anti-syndicale de 100 000 dockers, typographes et métallurgistes contre la loi dont on les menaçait a montré, pour la première fois depuis 1926, une grève politique en Angleterre : comme il est juste, c’est contre un gouvernement travailliste que cette forme de lutte a pu reparaître.

Wilson a du se déconsidérer en renonçant à son projet le plus cher, et en’repassant à la police syndicale le soin de réprimer elle-même les 95 % des arrêts du travail constitués désormais en Angleterre par les grèves sauvages. En août, la srève sauvage gagnée après huit semaines par les fondeurs des aciéries de Port-Talbot « a prouvé que la direction du T.U.C. n’est pas armée pour ce rôle » (Le Monde, 30-8-69).

Nous reconnaissons bien le ton nouveau sur lequel désormais, à travers le monde, une critique radicale prononce sa déclaration de guerre à la vieille société, depuis le groupe extrémiste mexicain Caos, qui appelait pendant l’été de 1968 au sabotage des Jeux Olympiques et de « la société de consommation spectaculaire », jusqu’aux inscriptions des murs d’Angleterre et d’Italie ; depuis le cri d’une manifestation à Wall Street, rapporté par l’A.F.P. du 12 avril — « Stop the Show » —, dans cette société américaine dont nous signalions en 1965 « le déclin et la chute » et que ses responsables eux-mêmes avouent maintenant être « une société malade », jusqu’aux publications et aux actes des Acratas de Madrid.

En Italie, l’I.S. a pu apporter une certaine aide au courant révolutionnaire, dès la fin de 1967, moment où l’occupation de l’Université de Turin donna le départ à un vaste mouvement ; tant par quelques éditions, mauvaises mais vite épuisées, de textes de base (chez Feltrinelli et De Donato), que du fait de l’action radicale de quelques individus, quoique l’actuelle section italienne de l’I.S. n’ait été formellement constituée qu’en janvier 1969. La lente évolution depuis vingt-deux mois, de la crise italienne — ce qui a été appelé « le mai rampant » — s’était d’abord enlisée en 1968 dans la constitution d’un « Mouvement étudiant » beaucoup plus arriéré encore qu’en France, et isolé — à l’exemplaire exception près de l’occupation de l’hôtel de ville d’Orgosolo, en Sardaigne, par les étudiants, les bergers et les ouvriers unis. Mais les luttes ouvrières commençaient elles-mêmes lentement, et s’aggravaient en 1969, malgré les efforts du parti stalinien et des syndicats qui s’épuisent à fragmenter la menace en concédant des grèves d’une journée à l’échelle nationale par catégories, ou des grèves générales d’une journée par province. Au début d’avril, l’insurrection de Battipaglia, suivie de la mutinerie des prisons de Turin, Milan et Gênes, ont porté la crise à un niveau supérieur, et réduit encore la marge de manœuvre des bureaucrates. À Battipaglia, les travailleurs, après que la police ait tiré, sont restés maîtres de la ville pendant plus de vingt-quatre heures, s’emparant des armes, assiégeant les policiers réfugiés dans leurs casernes et les sommant de se rendre, barrant les routes et les voies ferrées. Alors que l’arrivée massive des renforts de carabiniers avait repris le contrôle de la ville et des voies de communication, une ébauche de Conseil existait encore à Battipaglia, prétendant remplacer la municipalité et exercer le pouvoir direct des habitants sur leurs propres affaires. Si les manifestations de soutien dans toute l’Italie, encadrées par les bureaucrates, restèrent platoniques, du moins les éléments révolutionnaires de Milan réussirent-ils à s’attaquer violemment à ces bureaucrates, et à ravager le centre de la ville, se heurtant fortement à la police. En cette occasion, les situationnistes italiens ont repris les méthodes françaises de la plus adéquate manière.

Dans les mois suivants, les mouvements « sauvages » chez Fiat et parmi les ouvriers du nord, plus que la décomposition achevée du gouvernement, ont montré à quel point l’Italie est proche d’une crise révolutionnaire moderne. Le tour pris en août par les grèves sauvages de la Pirelli de Milan et de Fiat à Turin signale l’imminence d’un affrontement total.

On comprendra aisément la principale raison qui nous a fait ici traiter ensemble la question du sens général des nouveaux mouvements révolutionnaires et celle de leurs rapports avec les thèses de l’I.S. Naguère, ceux qui voulaient bien reconnaître de l’intérêt à quelques points de notre théorie regrettaient que nous en suspendions nous-mêmes toute la vérité à un retour de la révolution sociale, et jugeaient cette dernière « hypothèse » incroyable. En revanche, divers activistes tournant à vide, mais tirant vanité de rester allergiques à toute théorie actuelle, posaient, à propos de l’I.S., la stupide question : « quelle est son action pratique ? » Faute de comprendre, si peu que ce soit, le processus dialectique d’une rencontre entre le mouvement réel et « sa propre théorie inconnue », tous voulaient négliger ce qu’ils croyaient être une critique désarmée. Maintenant, elle s’arme. Le « lever du soleil qui, dans un éclair, dessine en une fois la forme du nouveau monde », on l’a vu dans ce mois de mai de France, avec les drapeaux rouges et les drapeaux noirs mêlés de la démocratie ouvrière. La suite viendra partout. Et si nous, dans une certaine mesure, sur le retour de ce mouvement, nous avons écrit notre nom, ce n’est pas pour en conserver quelque moment ou en tirer quelque autorité. Nous sommes désormais sûrs d’un aboutissement satisfaisant de nos activités : l’I.S. sera dépassée.

 

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Comment on ne comprend pas des livres situationnistes

 

SI L’ACTION menée par l’I.S. n’avait pas entraîné depuis peu quelques conséquences publiquement scandaleuses et menaçantes, il est tout à fait hors de doute qu’aucune publication française n’aurait rendu compte de nos récents livres. C’est ce qu’avouait naïvement François Châtelet dans Le Nouvel Observateur du 3 janvier 1968 : « Le premier sentiment, face à des ouvrages semblables, est de les exclure purement et simplement, de laisser l’absolu point de vue où ils se placent dans l’absolu, précisément, dans le non-relatif, dans le non-relaté ». Mais à force de nous laisser dans le non-relaté, les organisateurs de cette conspiration du silence ont vu, après quelques années, cet étrange « absolu » leur retomber sur la tête, et se montrer comme étant peu distinct de l’histoire actuelle, dont ils s’étaient absolument séparés ; sans pouvoir empêcher cependant cette « vieille taupe » de faire son chemin vers le jour. Ce représentatif Châtelet accumulait dans son article tous les aveux malencontreux sur l’état d’esprit des canailles de son espèce. Évoquant les incidents de Strasbourg, ce bon prophète, cinq mois avant mai, jouissait d’être rassuré et trompait, comme d’habitude, ses imbéciles lecteurs : « Un court moment, ce fut la panique ; on craignait la contagion (…) tout rentra (…) dans l’ordre ». Il signale que Debord et Vaneigem, apportant « une dénonciation qui est à prendre dans son entier ou à laisser complètement », sont de ce fait même disqualifiés, et « découragent d’avance toute critique », car « ils tiennent pour évident que toute contestation de ce qu’ils disent émane d’une pensée sottement tributaire du « pouvoir » et du « spectacle ». Certes, décourager la critique de la misérable génération intellectuelle qui s’est prostituée dans le stalinisme, l’argumentisme et la pensée philosophante pour L’Express et Le Nouvel Observateur, est un de nos buts. Ce n’est pas parce que l’on nous critique que l’on est sottement spectaculaire et lâchement rampant devant les pouvoirs existants ; c’est au contraire parce qu’un Châtelet a rallié momentanément le stalinisme vers 1956, et depuis s’est fait le valet du spectacle dans quelques métiers un peu plus rentables, qu’il nous critique si stupidement. Châtelet trouve, parce que nous nous bornerions à une négation radicale mais « abstraite », que nous restons « dans l’empirique », et même « sans concept ». Le mot est dur. Mais qui le dit ? On sait pourtant que, dès que se trouve coupé d’eau sale le vin de la critique, cent livres quelconques sont vite salués comme très hautement conceptuels par Châtelet et tous les autres châtrés du concept, qui voudraient bien faire croire qu’ils en ont, aux malheureux lecteurs du Nouvel Observateur. Et d’ailleurs cet ex-stalinien, qui aurait évidemment combattu le communisme de 1848, donne sa mesure avec la phrase, peut-être, la plus maladroite qu’un crétin ait jamais commise à notre propos. Dans le but de nous diminuer, mais voulant aussi, comme les autres argumentistes cocus du stalinisme, déprécier l’ancienne exigence d’une révolution prolétarienne — qu’il croyait alors exorcisée à tout jamais, enterrée par son stalinisme et par son Express —, Châtelet avance que, quoiqu’on puisse tout de même relever comme des « symptômes » ces livres et l’existence de l’I.S., « comme petite lueur qui se promène vaguement de Copenhague à New-York », « le situationnisme n’est pas le spectre qui hante la société industrielle, pas plus qu’en 1848 le communisme n’était le spectre qui hantait l’Europe ». C’est nous qui soulignons cet hommage tout involontaire. Tout le monde comprendra aisément que nous trouverions déjà assez bien de nous être « trompés » comme Marx, plutôt que comme Châtelet.

Si la colère des prétentieux experts démentis par l’événement était déjà belle avant le mouvement des occupations, elle est devenue réellement grandiose après. Pierre Vianson-Ponté, dans Le Monde du 25 janvier 1969, écarte furieusement le livre de Viénet, avec une malhonnêteté assez extraordinaire, même parmi les rédacteurs de ce journal. Il n’y voit qu’« une prose à peu près illisible, une prétention sans bornes et une soif de publicité sans limites (…) Ils en concluent tout uniment que la révolte de mai (…) annonce la révolution mondiale, pas moins ». Vianson-Ponté est un imbécile, pas plus. Il commence son article par cette sentence à la Homais : « Jadis les révolutionnaires tombaient sur les barricades ou prenaient le pouvoir. Ils n’avaient pas le temps d’écrire leur histoire et ils n’en avaient généralement pas le goût ». Il est difficile d’aller plus loin dans l’erreur pompeuse. Les révolutionnaires, parmi les pires comme parmi les meilleures tendances, ont toujours écrit beaucoup, et personne ne peut même un instant se demander pourquoi ; sauf Vianson-Ponté qui ignorait simplement le fait. Est-il besoin de signaler que, dans la seule année 1871, ont paru à Genève et Bruxelles une dizaine de livres importants écrits par les survivants de la Commune (Gustave Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste à Paris ; Benoît Malon, La troisième défaite du prolétariat français ; Lissagaray, Les huit journées de mai derrière les barricades ; Georges Janneret, Paris pendant la commune révolutionnaire, etc., sans même compter ici La guerre civile en France). Mais Vianson-Ponté veut du sang. Admettant automatiquement la thèse de la police, selon laquelle il y eut très peu de morts, il nous reproche ce piètre résultat : « les révolutionnaires de mai 68 sont, grâce à Dieu, bien vivants (…) Alors ils écrivent. Beaucoup. La main qui vient de lâcher le pavé saisit aussitôt le stylo ». Nous nous flattons de ce passage du stylo au pavé, et réciproquement, comme d’un début de dépassement de la séparation entre le travail manuel et le travail intellectuel. Mais l’imprudent nécrophage ne comprend-il pas que son ironie malvenue peut être lue comme un appel, pour la prochaine fois, à une plus sanglante répression policière et militaire ? Et, si cela advient, n’est-il pas évident que plusieurs de ceux qui ont essayé de nier le sérieux du mouvement de 1968 en tirant argument du fait qu’il n’y a pas eu assez de morts risqueraient d’être eux-mêmes au premier rang des victimes d’inévitables représailles spontanées ? Nous écrivions, en 1962, dans I.S. 7, page 19 : « L’étonnant est plutôt que tous les spécialistes des sondages d’opinion ignorent la grande proximité de cette juste colère qui se lève, à tant de propos. Ils seront tout étonnés de voir un jour traquer et pendre les architectes dans les rues de Sarcelles. » À cause de sa force même, qui lui venait de la participation, inachevée mais déjà écrasante, des masses prolétariennes, le mouvement de mai a été clément. Mais si l’on en vient un jour à des affrontements plus sanglants, les urbanistes et les journalistes (qui parlent déjà de fascisme rouge pour quelques coups reçus récemment à Vincennes par le stalinien Badia) seront forcément en péril.

Il se trouve donc que, dans quelques dizaines d’articles, on s’est senti obligé de parler de nos livres en France ; une quantité presque égale d’articles un peu plus honnêtes et informés ayant paru dans la presse étrangère. Il y eut même des éloges ; sur lesquels il est inutile de s’étendre. Une contradiction générale pèse sur l’ensemble de ces critiques. Quelques-uns des auteurs qui croyaient trouver chez nous quelques vérités frappantes, étaient en fait dénués des plus simples connaissances politiques et théoriques qui auraient pu leur permettre de comprendre vraiment de quoi il était question dans ces livres, en considérant chacun dans la totalité de ce qu’il énonce. Un cas exemplaire est celui du critique Henri-Charles Tauxe, dans le journal suisse La Gazette littéraire du 13 janvier 1968, qui conclut son analyse, où il a en tout cas honnêtement cherché à exposer le contenu du livre dont il parle, par cette interrogation : « On pourrait certes se poser un certain nombre de questions sur les perspectives ouvertes par Debord et se demander en particulier si le concept même de révolution garde aujourd’hui un sens ». En revanche, ceux de nos critiques qui connaissent bien les problèmes traités dans ces livres ont été portés justement à les maquiller, avec une mauvaise foi étroitement dépendante des positions particulières, et des tribunes mêmes, à partir desquelles ils s’expriment. Pour ne pas risquer trop d’ennuyeuses redites, nous nous limiterons à relever trois attitudes typiques, chacune se manifestant à propos d’un de nos livres. Il s’agit, dans l’ordre, d’un universitaire marxiste, d’un psychanalyste, d’un militant ultra-gauchiste. Nous dirons en passant leurs motivations principales.

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Claude Lefort a été révolutionnaire, et un des principaux théoriciens de la revue Socialisme ou Barbarie au début des années 50, — revue dont nous annoncions dans I.S. 10 qu’elle s’était effondrée dans le vulgaire questionnement « argumentiste » et qu’elle devait disparaître : elle nous a donné raison en disparaissant effectivement un ou deux mois après. Lefort, à ce moment, s’en était séparé depuis des années, ayant été en flèche dans le combat contre toute forme d’organisation révolutionnaire, qu’il dénonçait comme fatalement vouée à la bureaucratisation. Il s’est consolé depuis de cette affligeante découverte en suivant une banale carrière universitaire, et en écrivant dans La Quinzaine littéraire. Cet homme rangé, mais fort cultivé, dans le numéro du 1er février 1968 de ce périodique, critique La Société du Spectacle. Il y reconnaît d’abord quelques mérites. L’emploi dans ce livre de la méthodologie marxienne, et même du détournement, ne lui a pas échappé, quoiqu’il ne soit pas allé jusqu’à y retrouver aussi Hegel. Mais ce livre lui a paru tout de même universitairement imbuvable pour la raison suivante : « Debord ajoute les thèses aux thèses, mais il n’avance pas ; il répète inlassablement la même idée : que le réel est renversé dans l’idéologie, que l’idéologie changée en son essence dans le spectacle, se fait passer pour le réel, qu’il faut renverser l’idéologie pour rendre ses droits au réel. Peu importe le sujet qu’il traite ici et là, cette idée se mire dans toutes les autres, et c’est aux limites de son endurance que nous devons un arrêt à la 221e thèse ». Debord admet très volontiers qu’il a trouvé, à la 221e thèse, qu’il en avait bien assez dit ; et qu’il n’a jamais voulu dire autre chose que ce qui est précisément dans ce livre : il ne s’agissait que de décrire « inlassablement » ce qu’est le spectacle, et comment il peut être renversé. Que « cette idée se mire dans toutes les autres », voilà justement ce que nous considérons comme la caractéristique d’un livre dialectique. Un tel livre n’a pas à « avancer » comme un travail de doctorat d’État sur Machiavel, vers la satisfaction d’un jury et l’obtention d’un diplôme (et, selon le mot de Marx dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital sur la manière dont peut être vu « le procédé d’exposition » de la méthode dialectique, « ce mirage peut faire croire à une construction a priori »). La Société du Spectacle ne cache pas son parti-pris a priori, ne tente pas de faire surgir sa conclusion d’un questionnement universitaire ; mais n’est écrit que pour montrer le champ d’application cohérent concret d’une thèse qui existe elle-même au départ, venue d’une investigation que la critique révolutionnaire a pu porter sur le capitalisme moderne. Pour l’essentiel donc, à notre avis, c’est un livre auquel il ne manque rien, qu’une ou plusieurs révolutions. Lesquelles ne pouvaient tarder. Mais Lefort, ayant perdu tout intérêt pour ce genre de théorie et de pratique, trouve que ce livre est en lui-même un monde fermé : « On le croyait lancé à l’assaut de ses adversaires, il faut convenir que le grand déploiement d’un discours n’avait d’autre fin qu’une parade. Reconnaissons qu’elle a sa beauté : la parole n’est jamais en défaut. Toute question qui ne commandât pas sa réponse ayant été bannie dès les premières lignes, il est vrai qu’on chercherait en vain une faille ». Le contre-sens est complet : Lefort voit une sorte de pureté mallarméenne là où ce livre, comme négatif de la société spectaculaire — dans laquelle aussi, mais d’une façon inverse, toute question qui ne commande pas sa réponse est bannie à tout instant — ne recherche finalement rien d’autre qu’à renverser le rapport de forces existant dans les usines et dans la rue.

Après ce refus global, Lefort veut encore faire le marxiste sur un détail, pour rappeler que c’est sa spécialité, que c’est en tant que tel qu’il obtient des piges dans des périodiques intellectuels. Là, il commence à falsifier, pour se donner l’occasion d’introduire un rappel pédant de ce qui est bien connu. Il annonce gravement que Debord a changé « la marchandise en spectacle », ce qui est « plein de conséquences ». Il résume pesamment ce que Marx dit de la marchandise ; impute faussement à Debord d’avoir dit que « la production de la fantasmagorie commande celle des marchandises », au lieu du contraire — ce contraire qui est une évidence clairement énoncée dans La Société du Spectacle, notamment dans le deuxième chapitre ; le spectacle n’étant défini que comme un moment du développement de la production de la marchandise. Ainsi donc, Lefort peut conclure plaisamment qu’« à la lecture de Debord, toute histoire paraît vaine » ! Il diagnostique aussi : « Étrange rejeton de Marx, Debord s’est grisé de la fameuse analyse consacrée au fétichisme de la marchandise ». N’entrons pas dans une polémique sur les meilleures manières de se griser, c’est une question que les universitaires connaissent mal. Mais notons que l’histoire revenait, et qu’elle a surpris Lefort plus que nous en mai. C’est alors que l’on put voir, dans ces « bacchanales de la vérité où personne ne reste sobre » (Hegel), des foules — déjà des foules — grisées par la découverte de la marchandise et du spectacle comme réalités de la pseudo-vie devant être détruite. Et Lefort, dans Le Monde du 5 avril 1969, toujours en retard sur ce qui arrive, et même sur ce qu’il sait, mais moins en retard tout de même qu’en février 1968, va jusqu’à écrire qu’il ne faut pas s’obnubiler, comme « les observateurs bourgeois », sur la réapparition de la vieillerie trotskiste à gauche de l’appareil stalinien, car désormais « les conditions sont réunies pour permettre une critique de l’univers bureaucratique et fonder une analyse en termes nouveaux, des mécanismes modernes d’exploitation et d’oppression. (…) Avec le mouvement de mai, avec les initiatives aussi qu’il a inspirées à de jeunes ouvriers, quelque chose de nouveau se prononce qui ne doit rien à l’intervention des héros : une opposition qui ne sait pas encore se nommer, mais défie de telle manière toutes les autorités établies que l’on ne saurait la confondre avec les mouvements du passé ». Mieux vaut tard que jamais ! Seulement, comme on a vu, en février 1968, les « conditions » étaient déjà réunies, bien que Lefort voulût les ignorer, et que lui, aujourd’hui, ne sache « pas encore » comment cette opposition se nomme.

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Nous tombons plus bas avec l’Univers contestationnaire d’André Stéphane (Payot, 2e trim. 1969), dont le treizième chapitre est une critique du livre de Raoul Vaneigem. Le pseudonyme de Stéphane couvre, annonce l’éditeur, « deux psychanalystes ». Ils pourraient être aussi bien vingt-deux, et même le travail pourrait avoir été fait par quelque machine I.B.M. programmée en psychanalyse, tant la parodie du « freudisme orthodoxe » est chargée, tant l’ineptie prend son vol jusqu’à des orbites circumlunaires. Comme ces auteurs sont psychanalystes, Vaneigem doit être fou. Vaneigem est donc paranoïaque, c’est en cela qu’il a exprimé si parfaitement par avance le mouvement de mai, et diverses fâcheuses tendances de toute la société moderne. Ce ne sont que fantasmes, délires, refus du monde objectal et de la problématique œdipienne, narcissisme fusionnel, exhibitionnisme, pulsion sadique, etc. Ils couronnent leur édifice de niaiseries en professant de « l’admiration pour l’œuvre d’art qu’est ce livre ». Mais ce livre étant tombé en de mauvaises mains, le mouvement de mai a horrifié nos psychiatres par la violence aveugle qu’il a déployée, son terrorisme inhumain, sa cruauté nihiliste et son but explicite de détruire la civilisation et peut-être même la planète. En entendant le mot « fête », ils sortent leurs électrodes ; ils demandent tristement mais impérativement que l’on en revienne vite au sérieux, ne doutant pas un seul instant qu’eux-mêmes représentent fort bien le sérieux de la psychanalyse et de la vie sociale, et qu’ils peuvent écrire sur tout cela sans faire rire. Même des gens qui avaient la sottise d’être les clients de ces Laurel et Hardy de la médecine mentale, se sont sentis, après mai, un peu moins écrasés et dissociés, et le leur ont dit. Craignant de perdre là une fraction de leurs rentes (après avoir tremblé de tout perdre en mai, quand notre absolutisme intemporel menaçait jusqu’à l’existence de la marchandise et de l’argent), nos délirants socialement intégrés écrivent : « Ceci était très net chez certains patients qui semblaient considérer que si la Révolution (désir ancien qu’ils avaient abandonné) était possible, tout devenait possible ; il n’était plus nécessaire de renoncer à rien… » Ces gens seraient la honte de la psychanalyse s’il restait quelque dignité dans cette désolante profession ; si l’œuvre de Freud n’avait pas été mise en pièces depuis trente ans par sa récupération dans la société bourgeoise. Mais ces débiles mentaux, quand ils se hasardent, pressés par la haine, la peur, et le désir de maintenir leur fructueux petit prestige, à traiter dans un livre une question dont la base est évidemment politique, comment s’en sortent-ils ? Là, nos sages et raisonnables défenseurs de la société « réelle » — et du principe que tout va pour le mieux dans la meilleure des sociétés possibles — donnent la mesure de leur bêtise. Pour eux, il est hors de question que ce mouvement de mai qu’ils analysent avec une si fine perspicacité, a été un mouvement des seuls étudiants (ces chiens policiers de la détection de l’irrationnel n’ont pas un instant trouvé anormal et inexplicable qu’un simple accès de vandalisme des étudiants ait pu paralyser l’économie et l’État dans un grand pays industriel). De plus, selon eux, tous les étudiants sont riches, vivent fort bien dans l’abondance et le confort, n’ont aucun sujet de mécontentement rationnel discernable : ils participent à tous les bienfaits, sans contrepartie notable, d’une société heureuse et qui n’a jamais été moins répressive. Il serait donc démontré que le bonheur socio-économique, que connaissaient manifestement à l’état pur tous les révoltés de mai, a révélé en termes métaphysiques la misère intime des gens qui avaient soif d’absolu par « désir infantile », ceux que leur immaturité rend incapables de profiter « des bienfaits » de la société moderne. Détail qui traduit, pour ces cuistres, « une impossibilité d’investir libidinalement le monde extérieur pour des raisons conflictuelles. Les plus merveilleuses fêtes ne sauraient distraire qui porte en soi l’ennui, cette carence dans l’économie de la libido ».

En lisant ces Stéphane, on est obligé de comprendre que ce qu’ils appellent « les plus merveilleuses fêtes » doit être pour eux quelque chose comme l’illumination en « Son et Lumière » de la pyramide de Chéops. Leur jugement sur l’automobile suffit à révéler l’infantilisme correctement sublimé de ces « vrais adultes », monogames et électeurs : cet admirable jouet a remplacé adéquatement leur petit train électrique de l’époque où ils liquidaient favorablement leur Œdipe, à la satisfaction générale de leurs respectables familles. Relevant (page 215) quelques phrases ironiques de Vaneigem sur la pseudo-satisfaction actuelle des besoins sociaux (« Les communards se sont fait tuer jusqu’au dernier pour que toi aussi tu puisses acheter une chaîne stéréophonique Philips haute-fidélité »), ils rejettent avec indignation ce point de vue paranoïaque, et professent franchement que les Communards auraient bel et bien été contents de savoir que leur sacrifice assurerait à leurs descendants le logis à Sarcelles et les émissions télévisées de Guy Lux. Ils tranchent : « Il faut vraiment avoir contre-investi la matérialité pour ne pas comprendre qu’acheter une voiture puisse constituer un but en soi, au moins provisoire, et que cette acquisition soit à même de procurer une grande joie ». Il faut vraiment avoir contre-investi la plus mince trace de pensée rationnelle pour se faire les chantres unilatéraux de cette « grande joie » à l’heure où les spécialistes de l’examen scientifique, même parcellaire et socialement désarmé, dénoncent dans tous les domaines les dangers de la prolifération de cette marchandise-vedette (destruction du milieu urbain, etc.) ; et où ceux mêmes qui sont le plus aliénés par cette « possession » d’une voiture ne cessent de se plaindre des conditions précises qui détériorent continuellement la « grande joie » que cet achat était censé, publicitairement, leur garantir (bien sûr ce malaise ne va pas encore jusqu’à comprendre que cette détérioration n’est pas causée par des carences particulières des pouvoirs publics, mais tout simplement par la multiplication obligatoire de ce pseudo-bien jusqu’à l’encombrement total). Enfin, nos deux psychiatres ne sont précis, sincères, réalistes, que sur un seul point. C’est dans une note de la page 99. On y dénonce quelques personnes « se prétendant psychanalystes et freudiennes » qui, après un débat à la faculté de Médecine sur la question du paiement des psychanalystes, auraient voulu mettre en cause la nécessité même du paiement. « Or pour qui connaît les effets du transfert, il apparaîtra clairement que l’argent que paie l’analysé lui garantit ce que schématiquement nous pourrons appeler “l’autonomie” (une fois qu’il a payé l’analyste, “il ne lui doit rien”) ». La psychanalyse n’a jamais été en peine, évidemment, d’énoncer une belle justification psychanalytique de la nécessité de payer. Mais si ceux qui en profitent pour consommer plus et vivre moins sont tant à l’aise pour psychanalyser les marxistes, ils ne feront pas oublier que la plus simple critique marxiste révèle, avec une meilleure exactitude, leur propre psychologie des profondeurs (pour reprendre ici leur style verbal d’analyse, le peuple ne dit pas pour rien « il a vite mis le blé dans sa profonde »), leur économie, et leurs investissements. Voilà donc l’origine du livre des Stéphane : leur monnaie fut menacée. Quel pire délire ont-ils jamais eu à traiter ? De mémoire de psychiatre, on n’a jamais vu mourir un mode de production ! On commence pourtant à sentir des craintes.

À la fin de 1966, le Recteur Bayen de Strasbourg, déclarait à la presse que nous relevions de la psychiatrie. Dans l’année suivante, il a vu disparaître les « Bureaux d’Aide Psychologique Universitaire » de Strasbourg et de Nantes et même, dix-huit mois plus tard, tout ce qu’il connaissait comme son aimable monde universitaire, et un grand nombre de ses supérieurs hiérarchiques. Avec cette critique de Vaneigem, on voit donc venir tardivement ces psychiatres dont on nous menaçait. Ils auront très probablement déçus ceux qui en attendaient la solution définitive du problème situationniste.

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Le livre de René Viénet n’a pas eu les honneurs de la psychiatrie, mais a été critiqué dans un article du n° 2 de Révolution Internationale (Adresse : C. Gine, B.P. 183, 31 - Toulouse), tribune d’un groupe ultra-gauchiste, anti-trotskiste, point bordighiste, mais peu dégagé du léninisme, et visant toujours à reconstituer la savante direction d’un vrai « parti du prolétariat », qui promet de rester pourtant démocratique le jour où il existera. Les idées de ce groupe sentent un peu trop la poussière pour qu’il soit intéressant de les discuter ici. Nous nous contenterons, puisqu’il s’agit de gens qui ont des intentions révolutionnaires, de relever chez eux quelques falsifications précises. Cette pratique est à notre avis beaucoup plus incompatible avec l’activité d’une organisation révolutionnaire que la simple affirmation de théories erronées, toujours susceptibles d’être discutées et rectifiées. De plus, ceux qui croient avoir besoin de falsifier des textes pour défendre leurs thèses avouent ipso facto que leurs thèses sont indéfendables autrement.

Le critique se déclare déçu par ce livre « d’autant plus que le temps de recul de plusieurs mois offrait des possibilités meilleures ». Quoique ce livre n’ait paru qu’à la fin d’octobre 1968, il est clairement indiqué dans l’introduction (p. 8), qu’il a été achevé le 26 juillet. Remis aussitôt à l’éditeur, ce livre n’a subi ensuite aucune correction ; seules deux courtes notes ajoutées, pp. 20 et 209, sont explicitement datées d’octobre ; elles concernent la Tchécoslovaquie et le Mexique, pour les développements connus après juillet.

On reproche à ce livre de « céder au goût du jour » — c’est-à-dire, en fait, à notre propre style, car il a adopté le même genre de présentation que les anciens numéros d’I.S. — parce qu’y sont inclus des photos et des comics (et on reproche du coup aux situationnistes de mépriser « la grande masse infantile des ouvriers », en visant à les divertir, tout comme la presse et le cinéma capitalistes). On fait remarquer sévèrement que « c’est surtout l’action des enragés et des situationnistes qui est décrite » ; mais pour ajouter tout de suite : « comme d’ailleurs l’annonce le titre ». Viénet s’est en effet proposé d’établir tout de suite un rapport sur nos activités dans cette période, accompagné de nos analyses et de quelques documents, en estimant que le tout constitue une documentation précieuse pour comprendre mai, et principalement pour ceux qui auront à agir dans les futures crises du même type (et c’est dans le même but que nous avons repris cette question dans ce numéro). Que cette expérience paraisse à certains utilisable, et à d’autres négligeable, c’est affaire de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils sont effectivement. Mais ce qui est sûr, c’est que cette documentation précise aurait été cachée (ou connue fragmentairement et faussement) pour beaucoup de gens, sans ce livre. Le titre dit bien de quoi il s’agit.

Sans aller jusqu’à insinuer qu’il y aurait le moindre détail faux dans ce rapport, notre censeur estime que Viénet a donné une trop grande place à notre action, imaginée « prépondérante ». Il écrit que « ramenée à ses justes proportions, la place occupée par les situationnistes a été sûrement inférieure à celle de nombreux autres groupes et groupuscules, en tout cas pas supérieure ». On ne sait vraiment pas d’où vient la « sûreté » de sa balance, comme s’il s’agissait de peser, en plus ou moins lourd, un même poids de pavés que chaque groupe aurait porté au même édifice, et dans la même direction. Les C.R.S., et même les maoïstes, ont certainement eu dans la crise une « place » plus étendue que nous, un plus grand poids. La question est de savoir dans quel sens les uns et les autres ont pesé. S’il s’agit seulement du courant révolutionnaire, un grand nombre d’ouvriers inorganisés ont évidemment eu un poids si déterminant qu’aucun groupe ne peut même être cité en regard ; mais cette tendance n’est pas devenue consciemment maîtresse de sa propre action. S’il s’agit seulement — puisque notre critique paraît plus intéressé par une sorte de course entre les « groupes » ; et peut-être pense-t-il au sien ? — des groupes qui étaient sur des positions clairement révolutionnaires, on sait très bien qu’ils n’étaient pas si « nombreux » ! Et il faudrait alors dire de quels groupes il s’agissait, et ce qu’ils ont fait ; au lieu de laisser tout cela dans un vague mystérieux, pour décider seulement que l’action précise de l’I.S. a été, par rapport à ces groupes restés inconnus, « sûrement inférieure », et puis — ce qui est un peu différent — « pas supérieure ».

En fait, la revue R.I. reproche aux situationnistes d’avoir dit, depuis quelques années, qu’un nouveau départ du mouvement révolutionnaire prolétarien était à attendre d’une critique moderne des nouvelles conditions d’oppression, et des nouvelles contradictions que celles-ci mettaient au jour. Pour R.I., fondamentalement, il n’y a rien de nouveau dans le capitalisme, et donc dans sa critique ; le mouvement des occupations n’a présenté aucun caractère nouveau ; les concepts de « spectacle » ou de « survie », la critique de la marchandise atteignant un stade de production abondante, etc., ne sont que des mots creux. On voit que ces trois séries de postulats se tiennent inséparablement.

Si les situationnistes étaient seulement des obsédés de l’innovation intellectuelle, Révolution Internationale, qui sait tout sur la révolution prolétarienne depuis 1920 ou 1930, ne leur attacherait aucune importance. Ce qui choque notre critique, c’est que nous montrions en même temps que cette nouveauté du capitalisme, et corollairement les nouveautés de sa négation, retrouvent aussi l’ancienne vérité de la révolution prolétarienne autrefois vaincue. Ici R.I. est très mécontente, parce qu’elle veut posséder cette vieille vérité sans aucun mélange de nouveauté ; que la nouveauté surgisse dans la realité aussi bien que dans la théorie de l’I.S. ou d’autres, peu importe. Alors commence le truquage. On extrait un certain nombre de phrases des pages 13 et 14 du livre de Viénet, rappelant ces banalités de base de la révolution inaccomplie, et on les truffe de notes de professeur, en marge, comme à l’encre rouge : « C’est heureux vraiment que l’I.S. constate “aisément” ce que tous les ouvriers et tous les révolutionnaires savaient » ; « en voilà une découverte ! » ; « évidence », etc. Mais les extraits en question de ces deux pages de Viénet sont choisis habilement — si l’on ose dire. On cite par exemple littéralement ceci : « l’I.S. savait bien (…) que l’émancipation des travailleurs se heurtait partout et toujours aux organisations bureaucratiques ». Quels sont les quelques mots précisément supprimés par cette opportune parenthèse ? Voici la phrase exacte : « L’I.S. savait bien, comme tant d’ouvriers privés de la parole, que l’émancipation des travailleurs se heurtait partout et toujours aux organisations bureaucratiques ». L’évidence du procédé de R.I. est tout aussi grande que l’évidence ancienne de la lutte des classes, dont ce groupe semble bien se rêver exclusif propriétaire ; et que Viénet rappelait ici explicitement à l’adresse de « tant de commentateurs », ayant la parole dans les livres et les journaux, et qui « se sont accordés pour dire que c’était imprévisible ».

Et, toujours pour nier que l’I.S. ait dit par avance quelque vérité sur la proximité d’une nouvelle époque du mouvement révolutionnaire, R.I., qui ne veut pas du tout que cette époque soit nouvelle, demande ironiquement comment donc l’I.S. peut prétendre avoir prévu cette crise ; et pourquoi il a fallu attendre justement cinquante ans après la défaite de la révolution russe. « Pourquoi pas trente ou soixante-dix ? » dit platement notre critique. La réponse est bien simple. En mettant même de côté le fait que l’I.S. voyait d’assez près la montée de certains éléments de la crise (et par exemple à Strasbourg, à Turin, à Nanterre), nous n’avons pas prévu la date, mais le contenu.

Le groupe de Révolution Internationale peut fort bien être en désaccord total avec nous quand il s’agit de juger le contenu du mouvement des occupations, comme il est plus généralement en désaccord avec la compréhension de son époque, et donc avec les formes d’action pratique que d’autres révolutionnaires ont pu commencer à ressaisir. Mais si nous méprisons le groupe de Révolution Internationale et ne voulons pas avoir de contact avec lui, ce n’est pas pour le contenu de sa science théorique un peu défraîchie, c’est pour le style petit-bureaucrate qu’il est amené, sans problème, à adopter pour la défense de ce contenu. Ainsi la forme et le contenu de ses perspectives sont en accord, et sont datés des mêmes tristes années.

Mais par ailleurs, l’histoire moderne a créé les yeux qui savent nous lire.

 

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Jugements choisis concernant l’I.S.
et classés selon leur motivation dominante

 

La bêtise

Les « enragés » représentent une trentaine d’étudiants qui se veulent « situationnistes », « super-anarchistes », pratiquant une éthique « révolutionnaire » que le fantaisiste Pierre Dac a résumée dans une formule fort célèbre — vieille de plus de trente ans : « Contre tout ce qui est pour, pour tout ce qui est contre. » Avec l’humour en moins et le genre beatnik en plus (…) Le premier chapitre s’intitulait : « Rendre la honte plus honteuse encore en la livrant à la publicité. » De la belle eau apportée au moulin du Doyen Grappin ! Certains étudiants, dans leur volonté destructrice, tiennent-ils absolument à ce que la Faculté soit considérée comme un vaste lupanar ?

ALAIN SPIRAUX,
Noir et Blanc (7-3-68).

Enfin et surtout, il y a les enragés, les « situationnistes », ceux qui sont décidés à exploiter la manifestation et à créer des incidents graves. Ce sont les plus dangereux, mais ils ne sont pas nombreux, une demi-douzaine environ, barbus et chevelus. Il faut y ajouter leurs égéries. Certaines ont payé très cher leur appartenance aux situationnistes. L’une d’elles, étudiante en lettres, 18 ans, après s’être droguée, a avalé en janvier un tube de gardénal ; résultat : trois semaines d’hôpital et un traitement psychiatrique qui dure encore.

Paris-Presse (30-3-68).

M. Max-Étienne Schmitt, recteur de l’Université de Nantes-Angers (…) a son explication : « Les situationnistes de Strasbourg, c’est moi qui en ai hérité. Le climat n’est pas catastrophique : on a dix-sept perturbateurs, mais c’est décourageant. »

Combat (24-4-68).

La majorité des étudiants désapprouvait les excès des enragés et réclamait sur l’air des lampions la reprise des cours qu’ils perturbaient. Mais elle ne s’est jamais opposée, d’une façon positive, par des mesures concrètes, à aucune des initiatives de ces extrémistes. Elle était en effet fascinée par la représentation théâtrale improvisée qui se jouait à bureaux ouverts sur le thème de la perte du pouvoir par les professeurs. C’était une sorte de happening permanent (…) La présence d’un groupe situationniste n’avait pas été étrangère à tout cela.

ÉPISTÉMON,
Ces idées qui ont ébranlé la France (Fayard, 3e trimestre 1968).

Internationale situationniste : ce mouvement est parti en France de l’Université de Strasbourg pendant l’année 1966-1967. Son influence, diffuse, non organisationnelle, est assez difficile à apprécier, mais paraît dans l’ensemble faible à la Sorbonne où les situationnistes ont pourtant contrôlé le premier comité d’occupation — du 14 au 17 mai — après en avoir seuls assumé la direction du 13 mai au 14 mai au soir.

JEAN MAITRON,
La Sorbonne par elle-même (Éditions Ouvrières, 4e trimestre 1968).

Sage, cette jeunesse strasbourgeoise qui semble simplement rejeter un monde où l’on débite de la culture comme des chapelets de saucisses ? Que non pas ! Plus folle même que la plus rageuse des jeunesses nanterroises. C’est qu’elle a goûté, bien avant qui que ce soit en France, à une étrange médecine expérimentée un peu partout, en Scandinavie, en Allemagne, au Japon. Cela s’appelle le « situationnisme », c’est du socialisme mâtiné de marxisme et d’anarchisme, et cela émane d’un évanescent groupe international de théoriciens qui se livreraient à la critique radicale de la société actuelle.

CHRISTIAN CHARRIÈRE,
Le printemps des Enragés (Arthème Fayard, 4e trimestre 1968).

Et lorsque les étudiants français, qui se sont mobilisés les derniers, rejoignent dans l’utopie leurs camarades italiens, allemands, hollandais, suédois, espagnols et belges, ils rédigent ensemble, à la fin de mai 1968, une « Adresse à tous les travailleurs » qui méritera de passer à l’Histoire par la hiérarchie qu’elle indique dans la détestation : « Ce que nous avons fait hante l’Europe et va bientôt menacer toutes les classes dominantes, des bureaucrates de Moscou et de Pékin aux milliardaires de Washington et de Tokyo. » Que l’aversion des jeunes mêle Pékin et Tokyo, et fasse passer les bureaucrates avant les milliardaires, ne rassurera sans doute pas Mitsubishi, mais doit rendre Mao Tsé-toung songeur.

SERVAN-SCHREIBER,
L’Express (30-12-68).

Après plusieurs mois d’éclipse et de silence, probablement consacrés à l’élaboration de ses travaux, vient d’intervenir dans ce débat le groupe de l’« Internationale situationniste », en publiant un livre chez Gallimard : Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations. On était en droit d’attendre, de la part d’un groupe qui a effectivement pris une part active dans les combats, une contribution approfondie à l’analyse de la signification de Mai, et cela d’autant plus que le temps de recul de plusieurs mois offrait des possibilités meilleures. On était en droit d’émettre des exigences et on doit constater que le livre ne répond pas à ses promesses. Mis à part le vocabulaire qui leur est propre : « Spectacle, Société de consommation, critique de la vie quotidienne, etc. », on peut déplorer que, pour leur livre, les cituationnistes aient allègrement cédé au goût du jour, se complaisant à le farcir de photos, d’images et de bandes de comics (…) La classe ouvrière n’a pas besoin d’être divertie. Elle a surtout besoin de comprendre et de penser. Les comics, les mots d’esprit et les jeux de mots leur sont d’un piètre usage. On adopte d’une part pour soi un langage philosophique, une terminologie particulièrement recherchée, obscure et ésotérique, réservée aux « penseurs intellectuels », d’autre part, pour la grande masse infantile des ouvriers, quelques images accompagnées de phrases simples, cela suffit amplement.

Révolution Internationale n° 2 (février 1969).

L’utilisation des carences de l’éducation sexuelle des nouveaux résidents explique le développement de ce qu’on nomme ici « l’anarchisme » et le « situationnisme ». Il ne s’agit nullement de philosophie de l’État et de l’individu, mais tout simplement de la justification, par le recours abusif au vocabulaire idéologique, de mœurs dont la ligne directrice est le refus de toute contrainte — y compris la sienne propre — et la répudiation de tout effort, ainsi que le culte de la jouissance oisive…

PDEGUIGNET,
La Nation (28-2-69).

Il faut ajouter que le style même de Vaneigem a été celui des slogans de mai. Il semble au reste avoir été à l’origine d’un grand nombre de formules parmi les plus heureuses et les plus poétiques. Sans doute avaient-elles été préalablement répandues par la revue de l’Internationale Situationniste dont il est un des plus éminents rédacteurs. Il faut peut-être rappeler que les situationnistes de Strasbourg avaient émigré à Nanterre au début de l’année scolaire 1967 (…) L’auteur du Traité de Savoir-Vivre nous donne une clé pour la compréhension du rôle et de la place des mécanismes paranoïaques dans notre civilisation.

ANDRÉ STÉPHANE,
L’Univers contestationnaire (Éd. Payot, 2e trimestre 1969).

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Le soulagement prématuré

Les faiblesses de l’I.S. — refus de l’organisation et de l’idéologie, la révolution pour la révolution, en somme l’utopie d’échapper au conditionnement de la société de consommation par la pure et simple négation ou l’invocation d’une solidarité anti-bureaucratique et spontanée des prolétaires — ont été vite mises en lumière. Le mouvement est entré en crise : les défections ont commencé (…) c’est le commencement de la fin, inévitable dans tout mouvement qui refuse d’institutionnaliser sa propre théorie (…) Restent les propositions, certaines intentions fort intelligentes, que d’autres sauront dans l’avenir reprendre avec une plus grande conscience des limites de toute action historique, pour opérer avec succès dans une société toujours plus complexe et ambiguë.

Nuova Presenza n° 25-26 (printemps-été 1967).

Quant à l’Internationale situationniste, on ne peut donner sur elle que des informations limitées et approximatives, étant donné que personne n’en a jamais plus entendu parler depuis un an (…) Il était assez prévisible que la brochure du groupe de Strasbourg trouverait des interprétations empreintes de révolutionnarisme verbal, facilement récupérables, au demeurant, au niveau de la consommation, comme le prouve l’usage même qui a été fait de la brochure dans la moitié de l’Europe, et maintenant en Italie avec l’édition de la Maison Feltrinelli (…) Les rapports du groupe de Strasbourg avec l’I.S. n’ont pas duré plus de quatre mois, pour finir par une orageuse rupture.

Idéologie n° 2, de Rome (1967).

Le mode commun de l’exposition situationniste est la dénonciation, une dénonciation globale, qui atteint, indifféremment, tous les domaines, de l’économique au culturel et qui, sans s’embarasser ni de concepts ni d’informations, constate, révèle l’aliénation sans cesse aggravée de l’humanité contemporaine (…) Il va de soi que de semblables énoncés découragent d’avance toute critique. Ils l’écartent, d’entrée de jeu, puisqu’ils tiennent pour évident que toute contestation de ce qu’ils disent émane d’une pensée sottement tributaire du « pouvoir » et du « spectacle » (…) Certes, le situationnisme n’est pas le spectre qui hante la civilisation industrielle, pas plus qu’en 1848 le communisme n’était le spectre qui hantait l’Europe.

FRANÇOIS CHÂTELET,
Le Nouvel Observateur (3-1-68).

Au comble de la notoriété, et de l’insuccès pratique, l’histoire des situationnistes prend le chemin du conflit interne. Mustapha Kebati, un des leaders, fils d’immigrés algériens, essaya d’accaparer tous les mérites de l’action accomplie, et de se déclarer l’unique auteur de la brochure De la misère (…) Les Strasbourgeois ne veulent même plus être appelés situationnistes. Ils ont publié un nouveau manifeste théorique : L’Unique et sa propriété (où l’Unique, c’est la société néo-capitaliste, unique système vraiment cohérent dans la répression de toute tendance à la critique) (…) Les Parisiens, de leur côté, ont été consummés dans la grande fournaise de la révolte de mai, et il ne reste rien d’eux que le nom de Guy Debord.

MEMMO GIAMPAOLI,
Giovani, nuova frontiera (Ed. SEI-Turin, mars 1969).

Disons que la vertu majeure qui semble caractériser le Situationnisme c’est l’impatience de jouer un rôle (…) Jouer sur le devant de la scène une farce énorme singularise. Elle permet de forcer les portes de ces cercles fermés où nos jeunes intellectuels prétendent à la première place (…) On y trouve des formules toutes faites comme « les révolutions seront des fêtes », dont le ridicule est désarmant (…) Aussi éphémère que les groupes d’intellectuels qui l’ont précédé, le situationniste appartient maintenant à l’histoire.

MAURICE JOYEUX,
La Rue n° 4 (2e trimestre 1969).

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La panique

¶ « Selon les accusés, vous présidez un cercle à tendance extrémiste. Quels sont les buts de ce groupement? » — « Extrémiste n’est pas le terme qui convient, répondit l’artiste d’une voix mesurée. Le club est un foyer intellectuel où sont abordés tous les problèmes de prospective situationniste. » (...) « Ne vous imaginez pas avoir en face de vous une organisation bâtie sur le modèle des sociétés secrètes traditionnelles. » (...) Et puis, ils ont le nombre, leurs adhérents circulent partout, de part et d’autre du Rideau de fer. Même si l’on mobilisait contre eux toutes les forces de police et de contre-espionnage, elles n’y suffiraient pas! C’est un raz-de-marée, une lame de fond qui se propage et dont le centre n’est nulle part, avec des complicités à l’infini. (...) La doctrine est élaborée dans des universités d’Angleterre et de Hollande par de jeunes stratèges qui voient loin.

PAUL KENNY,
Complot pour demain (Éd. Fleuve Noir, 3e trimestre 1967).

C’est le ton qui tait la chanson, et la violence négative et provocante des formules, plus cynique chez Vaneigem et plus glacée chez Debord, ne laisse rien debout de ce que les époques antérieures ont produit, si ce n’est Sade, Lautréamont et Dada (...) Nos futurs Saint-Just en blousons noirs, qui s’annoncent comme les porteurs « d’une nouvelle innocence, d’une nouvelle grâce de vivre », nous auront au moins avertis : la civilisation ludiste des « maîtres sans esclaves « devra se résigner à sécréter ses commissaires ; et l’heureuse nouvelle de la suppression des tribunaux ne signifiera pas, hélas! la fin des exécutions.

P.-H. SIMON,
Le Monde (14-2-68).

La Kermesse communiste, pro-chinoise, trotskyste, castriste, anarchiste, situationniste et autres de la Sorbonne rappelait assez bien les tout premiers soviets de la révolution russe. Parmi les inscriptions murales de la faculté des Lettres et qui ne furent pas, semble-t-il, citées dans la presse quotidienne, il y avait et il y a encore : «À bas le crapeau de Nazareth » — « Comment penser librement à l’ombre d’une chapelle? » — « Ceux qui font la révolution à moitié ne font que creuser un tombeau « — « Défense de photographier, les pellicules seront saisies ». Un micro tenu par le comité d’occupation situationniste répétait la consigne : « Tous à Boulogne pour exprimer notre soutien aux ouvriers de chez Renault ». Cette consigne était réaulièrement démentie par des dissidents progressistes armés d’un porte-voix.

Rivarol (25-5-68).

Le mouvement situationniste se définissait lui-même comme un groupe international de théoriciens qui a entrepris la critique radicale de la société actuelle sous tous ses aspects, en s’appuyant sur la théorie marxiste (...) L’écroulement d’Apocalypse préconisé par les auteurs devait être la conséquence inéluctable du sur-développement économique et de la croissance bureaucratique (...) La contestation effrénée, dont les situationnistes s’étaient fait les porte-paroles dans un extrémisme radical, tut un des symptômes précurseurs de la maladie. On eut tort de ne pas le prendre au sérieux.

Études (juin 1968).

Ce qui m’a surpris, c’est la date de la révolte, car je l’attendais pour la rentrée de novembre1968. On aurait tort de mésestimer certains antécédents, en particulier l’occupation en novembre 1966 des locaux de l’Association générale des Etudiants de Strasbourg. La stratégie est connue, d’autant mieux que les révolutionnaires n’en font aucun mystère : discréditer d’abord l’organisation réformiste des étudiants (...) Il y a deux ans, ce résultat fut acquis. Ce coup d’éclat permit d’augmenter le nombre des sympathisants et de préparer l’occupation des Facultés. Ce qui fut fait au cours du mois de mai dernier (...) Je connais assez bien les étudiants révolutionnaires de Strasbourg. Il se trouve parmi eux des farfelus pour qui la révolution n’est qu’une griserie stérile ou une « fête ». Mais il faut compter avec une minorité d’esprits conséquents et décidés, authentiquement révolutionnaires, aux idées organisées et claires ayant parfaitement conscience de leurs forces et de leurs faiblesses (...) L’observateur ne peut qu’être frappé de la rapidité avec laquelle la contagion s’est propagée dans toute l’Université et en général dans les milieux de la jeunesse non universitaire. Il semble donc que les mots d’ordre lancés par la petite minorité de révolutionnaires authentiques aient remué je ne sais quoi d’indéfinissable dans l’âme de la nouvelle génération (...) Malgré tout, dans les conditions actuelles, il faut faire une distinction essentielle entre les vrais révolutionnaires (peu nombreux) et la masse des ralliés qui a cru la révolution imminente et dont un certain nombre n’étaient que des opportunistes. L’ordre rétabli peut sans doute impressionner ces ralliés qui ont d’ailleurs été les principaux facteurs de désordre (Geismar, Sauvageot), mais non ceux qui vivent uniquement pour la révolution. Il faut souligner ce tait : nous voyons réapparaître, comme il y a cinquante ans, des groupes de jeunes gens qui se consacrent entièrement à la cause révolutionnaire, qui savent attendre selon une technique éprouvée les moments favorables pour déclencher ou durcir des troubles dont ils restent les maîtres, pour retourner ensuite à la clandestinité, continuer le travail de sape et préparer d’autres bouleversements sporadiques ou prolongés suivant le cas, afin de désorganiser lentement l’édifice social. Les désordres et les confusions qu’ils suscitent répondent à une tactique calculée dont les ralliés ne sont que des instruments.

JULIEN FREUND,
Guerres et Paix n° 4 (1968).

L’Internationale Situationniste est essentiellement l’œuvre de Debord (...) Le nouveau mouvement devait progressivement évoluer de l’esthétique au politique, l’esthétique ayant dès l’origine un aspect politique, et la politique, aujourd’hui, restant toujours entachée, au dire des politiques eux-mêmes, d’un certain esthétisme (...) de 1961 à 1964 c’est essentiellement l’élaboration d’une plate-forme critique de la société dominante ; à partir de 1964 et jusqu’à nos j ours se préparent à la fois une ébauche de théorie constructive et surtout des actions politiques menées en répétition, d’abord à Strasbourg l’année dernière, et ensuite au mois de mai 68 à Paris et dans d’autres villes de province.

RESTIVALS,
Communications n° 12 (décembre 1968).

Les drapeaux rouges et noirs ont flotté pendant quelques heures, hier, aux fenêtres de la Sorbonne (...) Une fois de plus, des actes de vandalisme ont été commis, imputables (semble-t-il) à des « étudiants » qui n’avaient rien à faire à la Sorbonne : les «situationnistes » de Nanterre.

Le Parisien Libéré (24-1-69).

Dehors pendant ce temps, des étudiants arrivent continuellement (les plus actifs sont les « commandos » situationnistes de Nanterre). Les policiers ont sorti de leurs camions les casques, les boucliers, les lacrymogènes. Alors les occupants — il est 18 heures — pénètrent dans le bureau du doyen de la faculté des lettres. Las Vergnas, et lui annoncent qu’ils le garderont en otage...

Il Giorno (24-1-69).

Leur quartier-général est secret mais je pense qu’il est quelque part dans Londres. Ce ne sont pas des étudiants, mais ce qui est connu sous le nom de situationnistes ; ils voyagent partout et exploitent le mécontentement des étudiants.

News of the World (16-2-69).

À partir du 20 mai, la grève gagne l’Alsace (...) Et quand la préfecture envisage une action contre l’université maintenant totalement occupée, un des responsables du service d’ordre ne souligne-t-il pas les risques de l’entreprise 1 (...) il y aurait une quarantaine « d’agitateurs » locaux : situationnistes revenus de Paris, des marxistes pro-chinois, des trotskystes (... Les groupes extrémistes — toujours selon les milieux officiels — possèdent de l’armement, même s’ils n’ont pas les mille cinq cents fusils comme leur propagande veut le laisser croire.

CLAUDE PAILLAT,
Archives secrètes (Éd. Denoël, 1er trim. 1969).

Sept arrestations et quatre-vingt blessés légers, en majorité des policiers, tel est le bilan des graves incidents survenus pendant plus de trois heures en plein centre de la ville, après la manifestation organisée vendredi après-midi par les trois syndicats en hommage aux morts de Battipaglia (...) Quelqu’un parmi les plus excités — et il faut dire tout de suite que le mouvement étudiant est étranger à cette partie de la manifestation — a pris l’initiative de lancer sur une auto-pompe de la police un rudimentaire cocktail Molotov (...) Il y a eu des charges de police et un lancer très dense de grenades lacrymogènes ; certaines étant renvoyées par les manifestants (anarchistes, situationnistes, maoïstes, internationalistes, marxistes-léninistes).

Il Giorno, de Milan (13-4-69).

D’abord une volonté très apparente, non de corriger, d’améliorer, de réformer cette société de consommation, mais bien de la détruire : « La marchandise on la brûlera » (Internationale Situationniste, Hall Richelieu, Sorbonne).

ANDRÉ STÉPHANE,
L’Univers contestationnaire (Payot, 2e trim. 1969).

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Le confusionnisme spontané

Il est vrai qu’avant les explosions que vous savez, d’aucuns s’étaient imaginé d’expulser de France Daniel Cohn-Bendit, le chef des « enragés », que des intellectuels de gôche ont présenté, lui et ses amis, comme un disciple de l’Américain Marcuse, alors qu’il suffit de lire les livres en français des écrivains « situationnistes » Vaneigem et Debord pour y retrouver l’inspiration de Dany et de ses potes.

Le Canard Enchaîné (22-5-68).

Une série de documents sur la lutte que mènent les étudiants italiens permettent de se faire une idée de la situation idéologique de ces groupes à la fin de l’hiver dernier (…) Le choix des textes ne met peut-être pas assez en évidence l’importance de Turin où « situationnistes » et « marcusiens » ont joué, à l’origine, un grand rôle.

CLAUDE AMBROISE,
Le Monde (25-1-69).

Nous avons évoqué dans le premier chapitre le « Mouvement du 22 mars » ; c’est le plus connu mais non le plus ancien des groupuscules ; à Nanterre parmi ses membres figurent quelques-uns des situationnistes qui ont fait scandale à Strasbourg deux ans plus tôt. L’entreprise de ces derniers, par ses méthodes et son programme, préfigure ce que Paris et la France vont connaître en 1968.

CLAUDE PAILLAT,
Archives secrètes (Éd. Denoël, 1er trim. 1969).

La position d’intellectuels des situationnistes les a logiquement amenés à se regrouper entre eux pour diffuser les concepts élaborés ensemble. Si leur livre montre bien la force explosive que peut prendre une telle action de groupe et refléter une libération de toutes les contraintes, ils ont l’air d’oublier que c’est dans les usines que se passe l’essentiel. Et ils ne semblent pas avoir évité le danger de devenir prisonniers de leur propre langage.

Informations Correspondance Ouvrières n° 78 (fév. 1969).

Robert Estivals (Communications, 12), a esquissé une analyse de l’influence de la doctrine de l’I.S. dans les origines du mouvement né à Nanterre. Analyse insuffisante que le livre d’E. Brau — elle-même membre de l’I.S. — permet de dépasser. S’il n’est pas question pour les éducateurs modernes de devenir « situationnistes », il appartient à chacun de nous de reconnaître ses alliés (…) À condition que dans une prochaine étape révolutionnaire, ce radicalisme ne se réduise pas à un terrorisme lâche et borné. Comportement dont certains prétendus membres de l’I.S. ont fait montre il y a peu.

MICHEL FALIGAND,
Interéducation n° 8, mars 1969.

En Italie, Feltrinelli fut le premier à faire traduire De la misère en. milieu étudiant, mais l’édition tout de suite épuisée n’eut pas de réimpression (…) À trois ans de distance, cette inquiétante analyse sociologique semble presque un lieu commun, mais cela ne veut pas dire qu’elle apparaissait telle à l’époque de sa diffusion (…) Au contraire, la très rapide « escalade » des vérités contenues dans ce libelle et la brûlante présence au centre des « événements de Mai » de groupes anarcho-situationnistes tels que « L’Hydre de Lerne », « Les Enragés » et le « 22 mars » dont faisait également partie Cohn-Bendit, ont confirmé dans l’action leur charge authentiquement révolutionnaire.

NICOLA GARRONE,
Paese Sera, de Rome (27-4-69).

Cela dit, mai 1968 fut tout autre chose que ce que Trotsky, et finalement Lénine lui-même, avait pu imaginer (…) Entre certains trotskystes, maoïstes, anarchistes, situationnistes, ce n’était plus l’anathème stérile, mais une pratique commune. C’était peut-être le début du communisme.

JACQUES BELLEFROID,
Le Monde (28-5-69).

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Le confusionnisme intéressé

Cette réunion aura lieu à la faculté de Nanterre au centre culturel (salle C 20). Les organisations suivantes participant au mouvement du 22 mars : J.C.R., C.V.N., U.J.C.M.L., C.V.B., E.S.U., U.N.E.F., S.N.E. Sup., S.D.S., C.A.L., M.A.U., Anarchistes, Situationnistes…

Tract du « Mouvement du 22 mars », appelant à un meeting prévu pour le 2 mai 1968.

Les organisations dissoutes sont de trois ordres. Il s’agit d’une part de l’ensemble des organisations trotskystes, d’autre part des groupements « pro-chinois », enfin, du Mouvement du 22 mars, qui est un cas à part (…) Il réunit des anarchistes, des situationnistes, des trotskistes et des « pro-chinois ».

FRÉDÉRIC GAUSSEN,
Le Monde (14-6-68).

N’écrasons pas sous les lourdes semelles du passé, serait-il relativement récent, l’herbe neuve de la révolte. Il importe au contraire de souligner ce que le mouvement actuel ne doit pas aux expériences ni aux théories antérieures, y compris les plus nobles, les plus dignes de considération, les plus fécondes. Ce qui vaut par rapport à la Révolution d’Octobre comme par rapport à la Commune, à la psychanalyse comme aux diverses théories socialistes, à Bakounine comme à Marx, à Marcuse comme à Mao-Tsé-Toung, au situationnisme comme au surréalisme.

L’Archibras n° 4 (Le surréalisme le 18 juin 1968).

Aux pays sans tradition ouvrière revenaient le spontanéisme, l’anarchisme ou le situationnisme (Flower Power du Danemark, Mother’s fuckers des U.S.A.).

Rouge (16-4-69).

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La calomnie démesurée

Car d’autre part, il ne faut pas oublier certaines choses. Que si l’on supprime le fait que le père de G. Debord soit un très riche industriel, les situationnistes ne sont plus rien (du moins en France).

NERSLAU,
L’Hydre de Lerne n° 5 (janvier 1968).

Les « enragés » au nombre d’abord d’une dizaine, puis d’une centaine, allaient réussir, en recourant à la violence, à paralyser le travail de quelque 12 000 étudiants. Le « mouvement du 22 mars » vient de là, d’une quarantaine de jeunes gens membres de l’Internationale situationniste qui a son siège à Copenhague et qui est manipulée par la H.V.A., service de sécurité et d’espionnage est-allemand.

LOUIS GARROS,
Historama n° 206 (décembre 1968).

On peut tenir pour certain que dans tout cela sont absentes aussi bien la poésie que la révolution, neutralisées et non exaltées l’une par l’autre. La rigueur de cette double exigence manque évidemment aux militants qui sont entrés dans la révolution comme on entre en littérature. Une complaisance de ce genre atteint son comble chez ceux qui se définissent comme « situationnistes ». Ce qui, en mai, dans les inscriptions murales, toucha pour un temps certains bourgeois sensibles, avait cette origine. Bien loin d’être spontané, mais absolument prémédité, ce travail de transcription était très semblable au développement, avec des moyens divers, de l’activité littéraire traditionnelle. Le récent livre de l’un d’eux, Viénet, en est la preuve. Au contraire, ce qu’aucun bourgeois ne pouvait apprécier dans les paroles de mai (« Nous sommes tous des juifs allemands », « Soyez réalistes, demandez l’impossible », etc.), n’était pas situationniste.

Comité des écrivains et des étudiants (DURAS, MASCOLO, SCHUSTER, etc.).
Texte publié dans
Quindici n° 17, juin 1969.

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La démence

Un asile de fous semblait partir à la rescousse d’un autre, les surréalistes aussi occupaient. Alliés aux « situationnistes », ils eurent même les premiers jours la majorité au « comité d’occupation » qui, en principe, réglait toutes les affaires intérieures de la Sorbonne (…) Un vent de juridisme tâtillon soufflait que les situationnistes calmèrent par la via negativa des mystiques, forçant l’assemblée générale à discuter pendant des heures du mode de discussion de l’ordre du jour de la séance en cours, laquelle s’achevait avant qu’on se soit mis d’accord sur le remède absolu contre tout risque de « bureaucratie ».

EDGAR ANDRÉ,
Magazine littéraire n° 20 (août 1968).

J’ai retrouvé dans mes archives une brochure éditée en 1966 par les situationnistes qui s’étaient emparé du bureau de l’U.N.E.F. de Strasbourg : ces quelque trente pages révolutionnaires sont à ce point proches des idées à l’origine de Mai qu’il m’a semblé intéressant de les rappeler, d’autant que cette contestation radicale pourrait être souvent la nôtre, si elle ne s’envolait pas dans une phraséologie désastreuse (…) Bravo, Messieurs, mais alors venez chez nous combattre la démocratie, au lieu de vouloir la réaliser sous ce que vous croyez pouvoir être une autre forme ! De l’audace !

AF Université, Mensuel des Étudiants de la Restauration Nationale (octobre 1968).

Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, la reconversion psychologique n’a pas été effectuée et elle est, selon nous, la cause de l’erreur de l’I.S., et par la suite l’échec de la néo-social-démocratie estudiantine de mai [19]68 (…) le principe de l’individualisme n’a pas été abandonné (…) Dans une perspective léniniste l’I.S. ne saurait être considérée autrement que comme une manifestation dangereuse de la pensée petite-bourgeoise. Elle sert le capitalisme, témoin l’audience qui lui fut faite ces derniers temps dans la presse bourgeoise.

RESTIVALS,
Communications n° 12 (décembre 1968).

 

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La pratique de la théorie

 

L’historien Maitron

LA SORBONNE par elle-même (Éditions Ouvrières, octobre 1968), rassemblant des documents sur mai-juin 1968, est un livre qui prétend à l’objectivité historique. Paraissant comme numéro spécial de la revue universitaire Le Mouvement Social, il a été fait sous la responsabilité de Jean Maitron, directeur de cette revue, qui avait une certaine réputation en tant qu’historien du mouvement ouvrier, et même en tant que « libertaire ». Il convient du reste de noter qu’y ont collaboré J.-C. et Michelle Perrot, ainsi que Madeleine Rebérioux, laquelle était notoirement membre du parti stalinien français.

Ce livre parle des situationnistes, avec beaucoup de détails erronés, et reproduit quelques-uns de nos documents de mai. Cependant, après avoir noblement déclaré, à la page 6 : « Nous avons refusé toute coupure (mort aux pointillés qui rejettent un je ne sais quoi aux enfers !) », les auteurs ont pourtant publié notre Rapport sur l’occupation de la Sorbonne dans sa version maspérisée, qui fait vivement regretter l’emploi du pointillé, qui au moins révèle que l’on a caché quelque chose.

Cependant Maitron va plus loin que cette reproduction irresponsable d’une falsification reprise aux poubelles des maspérisateurs. Il maspérise pour son propre compte : page 165, il présente un « tract anonyme » qui « exprime assez bien le point de vue des situationnistes ». D’où vient cette prescience ? C’est bien simple. Il s’agit — cette fois, comme texte isolé — des neuf lignes répugnantes et pro-C.G.T. passées par la revue Partisans en tant que début surajouté d’un fragment de tract signé du C.M.D.O. Le fait qu’on isole ainsi cette greffe prouve que l’on sait qu’il s’agissait d’un tract autonome — du style que pouvaient adopter des Rebérioux, staliniens légèrement contestataires, à cette époque. Mais le fait qu’on l’attribue à l’I.S. montre que l’on veut profiter de l’attribution risquée par Maspero dans son mixage. Ainsi donc, on connaît la falsification de Maspero comme telle, et l’on s’en sert allègrement comme référence, sans pourtant le dire expressément, mais en dissimulant la fausse information derrière une fausse connaissance par la critique interne (« exprime assez bien le point de vue… »)

Le 24 octobre, l’I.S. écrivit à Maitron une lettre qui lui signalait, preuves à l’appui, les falsifications les plus grossières nous concernant dans son livre, et qui demandait « des excuses écrites ». Pendant quinze jours, Maitron ne répondit pas. Alors Riesel et Viénet se rendirent à son domicile, l’insultèrent comme il le méritait, et pour souligner leur propos cassèrent une soupière qui était, d’après cet historien, « un souvenir de famille ».

Ainsi, nous avions fait voir à l’individu que sa malhonnêteté précise ne passerait pas inaperçue, et même pouvait désagréablement l’exposer à l’insulte. Ce qui donnera, croyons-nous, à réfléchir à ses émules. L’émotion soulevée par un geste si simple a montré que nous n’avions pas manqué notre but. Dès le 17 novembre, une lettre signée par la stalinienne Rebérioux et ses collègues, parue dans Le Monde, dénonçait le fait que leur « collègue et ami » Jean Maitron « vient d’être victime à son domicile d’une véritable agression. Quelques jeunes gens, se présentant au nom de l’Internationale situationniste et se disant mécontents d’un ouvrage élaboré pourtant de manière à faire leur place à tous les courants d’opinion, l’ont insulté et ont brisé chez lui divers objets. » Le style stalino-tartuffe est flagrant. On parle d’une « véritable » agression parce que l’on sait qu’une « agression » est précisément tout autre chose. Elle est commise par « quelques » jeunes gens, puisqu’ils sont deux — ce qui est un progrès sur la célèbre numération primitive : « un, deux, beaucoup ». Riesel et Viénet ont d’ailleurs dit leurs noms à Maitron, et ont assez longtemps parlé de la lettre précise dont ils étaient signataires. La question n’est aucunement de savoir si l’ouvrage fait sa place à tous « les courants d’opinion », mais s’il falsifie ou non nos propres textes quand il estime devoir les reproduire, etc. Après d’autres, en décembre 1968, La Quinzaine Littéraire, s’appuyant toujours sur les mêmes bonnes sources, en rajoute : « Ce probe ouvrage d’historien ne pouvait plaire à tout le monde (…) Jean Maitron a été victime d’une véritable agression à son domicile. Des individus, se réclamant de l’Internationale situationniste ont prétendu réagir en venant chez lui briser une machine à écrire et des objets d’art. Réagir contre quoi ? Leur groupement est cité dans le livre, un document émanant de lui est largement (début d’aveu ? — Note de l’I.S.) présenté. Voulaient-ils rappeler, par cette agression aussi stupide que monstrueuse, que dans les mouvements sociaux, il y a toujours des “en-dehors” qui se veulent tels et font en sorte qu’on ne puisse plus leur conserver l’estime qu’on doit à tous les militants courageux ? » Et le 5 février 1969, lors d’une émission radiophonique, Maitron, encore émerveillé sans doute d’avoir survécu à cette « monstrueuse » agression, dénonçait les situationnistes qui « ont saccagé » son foyer ; et affirmait qu’il n’avait pas peur d’eux. Comme il avait complètement négligé d’évoquer un quelconque motif de cette « agression », on peut espérer qu’il n’a pas peur de nous parce qu’il est désormais résolu à ne plus truquer nos textes. Ce qui sera très bien pour tout le monde.

Au-delà du comique de cet incident — « ils s’y sont livrés à d’importantes déprédations », écrit la Révolution prolétarienne de décembre 1968, qui parle de « fascisme », et incite même à la « contre-violence » —, il y a une question importante. À notre avis, pour le mouvement révolutionnaire qui se constitue actuellement, l’objectif n° 1, bien avant même l’élaboration d’une critique théorique conséquente, la liaison avec des comités de base démocratiques dans les usines, ou la paralysie de l’Université, c’est d’abord le soutien dans la pratique d’une exigence de vérité et de non falsification. Ceci est le préalable et le commencement de tout le reste. Tout ce qui falsifie doit être discrédité, boycotté, traité en canaille. Quand il s’agit des systèmes mensongers (comme dans les cas des bureaucrates staliniens et des bourgeois) ce sont naturellement ces systèmes qui doivent être détruits par une grande lutte sociale et politique. Mais cette lutte elle-même doit créer ses propres conditions : quand on a affaire à des individus ou des groupes qui ont voulu se placer où que ce soit dans le courant révolutionnaire, il ne faut rien laisser passer. Par là, le mouvement brisera à la base toutes les conditions du truquage qui ont accompagné et provoqué sa disparition pendant un demi-siècle. Selon nous, tous les révolutionnaires doivent maintenant reconnaître comme leur tâche immédiate de dénoncer et décourager par tous les moyens, et à quelque prix que ce soit, ceux qui veulent continuer à falsifier. Nous ne voulons absolument pas « l’estime qu’on doit à tous les militants courageux ». Les militants courageux ont fait trop de mal au mouvement prolétarien ; et les lâches encore plus. Nous voulons effectivement être « en dehors » de la misérable compromission généralisée des dernières décennies, et de plus en plus nombreux vont être ceux qui sauront qu’il n’y a plus rien à faire là-dedans. Comme le disait justement la lettre que Maitron n’a pas su comprendre assez vite : « Ne doutez pas, Monsieur, que la conscience de classe de notre époque a fait suffisamment de progrès pour savoir demander des comptes par ses propres moyens aux pseudo-spécialistes de son histoire, qui prétendent continuer à subsister de sa pratique. »

Pour répondre d’avance à ceux qui diront encore que les situationnistes injurient toujours tout le monde au même degré, et blâment tout dans l’absolu, nous citerons deux livres qui ont fait une assez grande place à nos documents ou à l’analyse de notre action en mai : Le projet révolutionnaire de Richard Gombin (Éd. Mouton, 1969) et Journal de la Commune étudiante d’Alain Schnapp et P. Vidal-Naquet (Seuil, 1er trim. 1969). Quoique nous soyons en désaccord avec les méthodes et les idées de ces auteurs, ainsi que sur la quasi-totalité de leurs interprétations, et même sur certains faits, nous reconnaissons volontiers que ces livres sont composés honnêtement, qu’ils citent correctement des documents examinés dans leur version originale ; et donc qu’ils apportent des matériaux qui pourront servir à écrire l’histoire du mouvement des occupations.

*

  Est récupéré qui veut bienn

ON POUVAIT LIRE, dans le Figaro Littéraire du 16 décembre 1968, à propos de l’attribution d’un « Prix Sainte-Beuve » à Mme Lucie Faure :

« Le président Edgar Faure est gentiment venu féliciter son épouse (…) preuve était faite qu’en 1968 un jury pouvait encore siéger sans être chahuté (…) N’empêche que nous aurions pu l’avoir, la contestation, et même la violence, si le jury du prix Sainte-Beuve avait couronné Guy Debord, comme il en avait eu un moment l’intention, pour son livre La Société du Spectacle. M. Debord est un farouche situationniste et il ne pouvait accepter d’être fêté par des bourgeois au cours d’un cocktail donné par la société de consommation. Il en avait prévenu son éditeur, M. Edmond Buchet : “Comme vous le pensez, je suis radicalement hostile à tous les prix littéraires. Faites-le donc savoir, s’il vous plaît, aux personnes concernées, pour leur éviter une bévue. Je dois même vous avouer que, dans une si regrettable éventualité, je serais sans doute incapable d’empêcher des voies de fait : les jeunes situationnistes s’en prendraient sûrement au jury qui aurait décerné une telle distinction, par eux ressentie comme un outrage.” »

On voit que la méthode est fort claire, et ses résultats concluants.

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  Le retour de Charles Fourier

LE LUNDI 10 mars 1969, à 19 heures, au moment même donc où commençait une « grève générale » d’avertissement soigneusement limitée à vingt-quatre heures par l’ensemble des bureaucraties syndicales, la statue de Charles Fourier était remise, place Clichy, sur son socle, resté vide depuis que les nazis en avaient enlevé sa première version. Une plaque gravée à la base de la statue en disait l’origine : « En hommage à Charles Fourier, les barricadiers de la rue Gay-Lussac ». Jamais encore la technique du détournement n’avait touché un tel domaine.

Le travail de mise en place fut effectué à un moment où la place Clichy est très fréquentée, et devant plus d’une centaine de témoins, dont beaucoup s’attroupèrent, mais dont personne, même en lisant la plaque, ne s’étonna (on s’étonne peu en France, après avoir vu mai 1968). La statue, réplique exacte de la précédente, était en plâtre, mais finement bronzée. À vue d’œil, on la croyait vraie. Elle pesait quand même plus de cent kilos. La police s’avisa peu après de sa présence, et laissa une garde autour d’elle durant toute la journée du lendemain. Elle fut enlevée à l’aube du surlendemain par les services techniques de la Préfecture.

Un commando d’une vingtaine « d’inconnus », comme disait Le Monde du 13 mars, avait suffi à couvrir toute l’opération, qui dura un quart d’heure. D’après un témoin, cité par France-Soir du 13, « huit jeunes gens d’une vingtaine d’années sont venus le déposer à l’aide de madriers. Une jolie performance si l’on sait qu’il n’a pas fallu moins de trente gardiens de la paix et une grue pour remettre, le lendemain, le socle à nu. » Et L’Aurore, pour une fois véridique faisait remarquer que la chose était notable car « les enragés ne rendent pas tant d’hommages ».

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  Sur notre diffusion

EN JUILLET 1969 ont paru les numéros 1 de la revue de la section américaine de l’I.S., Situationist International, à New York, et de la section italienne, Internazionale Situazionista à Milan (5000 et 4000 exemplaires). Ce numéro 12 d’Internationale Situationniste est tiré à 10000 exemplaires. Le numéro 3 de la revue de la section scandinave Situationistisk Revolution est sous presse.

La brochure De la misère en milieu étudiant, à considérer sa diffusion en plusieurs pays, a atteint un tirage total que l’on peut évaluer entre 250000 et 300000 exemplaires. Sur ce nombre environ 70000 exemplaires ont été édités directement par l’I.S. ; le reste a été publié par des groupes révolutionnaires indépendants, des éditeurs ou des journaux extrémistes. On a même constaté, en France, l’existence de deux ou trois « éditions-pirates » qui avaient supprimé toute référence à l’I.S. Nous avons déjà cité, dans I.S. 11, des traductions anglaise, suédoise, américaine et espagnole (publiée à l’extérieur). Depuis, une autre traduction espagnole a été clandestinement imprimée à Barcelone, au printemps de 1969. Des éditions italienne, allemande (Das Elend der Studenten, Berlin, 1968), danoise, portugaise ont paru. La traduction anglaise a été reprise dans une deuxième édition américaine, à New York en novembre 1967, et celle-ci a été rééditée en feuilleton dans l’hebdomadaire des étudiants radicaux de Berkeley, le Berkeley Barb, à partir de son numéro du 29 décembre 1967. Une autre traduction espagnole doit paraître prochainement au Mexique. Une autre traduction de la Misère avait paru, en juin 1968, dans le n° 6 d’une revue d’intellectuels londoniens, Circuit, présentée sous le titre général « Comment on casse un système : les situationnistes français ».

D’autres brochures de l’I.S. ont été souvent reproduites, par exemple : The decline and fall of the “spectacular” commodity-economy par notre section américaine (augmentée de coupures de presse relatives aux troubles de Newark et Detroit) ; et en Suède par les éditions révolutionnaires Libertad (Allmänna vägen 6, Göteborg V), sous le titre Varu Spektaklets nedgaang och fall. Ces éditions ont également traduit Banalités de base (janvier 1968), l’Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays, et Le Point d’explosion de l’idéologie en Chine. Ce dernier texte avait été publié en danois par notre section scandinave. La section américaine de l’I.S. a réédité aussi l’Adresse aux révolutionnaires, Banalités de base et une dizaine d’autres textes. Quelques textes de l’I.S. avaient été traduits par le groupe révolutionnaire de Madrid que la police a appelé les « acrates », et dont les membres sont tous actuellement emprisonnés pour de nombreuses années — à l’exception de deux ou trois d’entre eux qui ont pu se dérober aux recherches.

Les documents publiés par l’I.S. et le C.M.D.O. en mai-juin 1968 ont été si reproduits qu’il est impossible d’en dresser la liste. Signalons seulement qu’à notre connaissance, ils ont été traduits et édités, une ou plusieurs fois, en Italie, au Japon, aux États-Unis, en Suède, au Vénézuela, au Danemark et au Portugal. Ils commençaient à être diffusés en Tchécoslovaquie quand les troupes russes y ont rétabli l’ordre.

Les livres de Vaneigem et Debord se sont trouvés épuisés, six mois après leur parution, en juin 1968. L’éditeur de Vaneigem a aussitôt sorti un deuxième tirage puis, celui-ci étant à son tour épuisé, un troisième tirage a été fait en mai 1969. La Société du Spectacle, par contre, est restée introuvable pendant huit mois, puis son éditeur en a fait un second tirage en mars 1969. Ce livre a été publié en Italie, en septembre 1968, sous le titre La Società dello Spettacolo par les éditions De Donato, qui en ont vendu un grand nombre d’exemplaires en pocket book. Mais la traduction en est profondément défectueuse.

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  Le cinéma et la révolution

DANS LE MONDE du 8 juillet 1969, J.-P. Picaper, correspondant du Festival du film de Berlin, admire que désormais « Godard pousse son autocritique salutaire dans Le Gai Savoir, coproduction de l’O.R.T.F. et de Radio-Stuttgart — interdit en France —, jusqu’à projeter des séquences tournées dans l’obscurité ou même à laisser le spectateur durant un laps de temps à peine supportable devant un écran vide ». Sans chercher à mesurer ce que ce critique appelle « un laps de temps à peine supportable », on voit que, toujours en pointe, l’œuvre de Godard culmine dans un style destructif, aussi tardivement plagié et inutile que tout le reste, cette négation ayant été formulée dans le cinéma avant même que Godard n’ait commencé la longue série de prétentieuses fausses nouveautés qui suscita tant d’enthousiasme chez les étudiants de la période précédente. Le même journaliste rapporte que le même Godard, dans un court métrage intitulé L’Amour, avoue, par le truchement d’un de ses personnages, que l’on ne peut « mettre la révolution en images », parce que « le cinéma est l’art du mensonge ». Le cinéma n’a pas plus été un « art du mensonge » que tout le reste de l’art, qui était mort dans sa totalité longtemps avant Godard ; lequel n’a même pas été un artiste moderne, c’est-à-dire susceptible de la plus minime originalité personnelle. Le menteur pro-chinois termine donc son bluff en essayant de faire admirer la trouvaille d’un cinéma qui n’en serait pas, tout en dénonçant une sorte de mensonge ontologique, dont il aurait participé comme les autres, mais pas plus. En fait, Godard a été immédiatement démodé par le mouvement de mai 1968, comme fabricant spectaculaire d’une pseudo-critique d’un art récupéré, pour rafistolage, dans les poubelles du passé (cf. Le rôle de Godard, dans I.S. 10). Godard, à ce moment, a fondamentalement disparu en tant que cinéaste, de même qu’il a été insulté et ridiculisé à plusieurs reprises, personnellement, par des révolutionnaires qui le trouvaient sur leur chemin. Le cinéma, comme moyen de communication révolutionnaire, n’est pas intrinsèquement mensonger parce que Godard ou Jacopetti y ont touché ; de même que toute analyse politique n’est pas condamnée à la fausseté parce que les staliniens ont écrit. Actuellement, en différents pays, plusieurs nouveaux cinéastes essaient d’utiliser les films comme instruments d’une critique révolutionnaire, et certains y parviendront partiellement. Seulement, les limites qu’ils subissent dans leur reconnaissance même de la vérité révolutionnaire, aussi bien que dans leurs conceptions esthétiques, les empêcheront encore assez longtemps, à notre avis, d’aller aussi loin qu’il faut. Nous estimons qu’en ce moment seules les positions et les méthodes des situationnistes, selon les thèses formulées par René Viénet dans notre précédent numéro, ont un accès direct à un présent usage révolutionnaire du cinéma — les conditions politico-économiques, bien sûr, pouvant encore faire problème.

On sait qu’Eisenstein souhaitait de tourner Le Capital. On peut d’ailleurs se demander, vu les conceptions formelles et la soumission politique de ce cinéaste, si son film eût été fidèle au texte de Marx. Mais, pour notre part, nous ne doutons pas de faire mieux. Par exemple, dès que possible, Guy Debord réalisera lui-même une adaptation cinématographique de La Société du Spectacle, qui ne sera certainement pas en-deçà de son livre.

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  La 8e Conférence de l’I.S.

LA PROCHAINE CONFÉRENCE de l’I.S. se réunira à la fin du mois de septembre 1969, en Italie.

C’est l’occasion de donner quelques précisions sur l’organisation de l’I.S. dans le passé, et présentement. Notamment de dissiper l’étrange légende sur notre organisation hiérarchique et dictatoriale ; qui accompagne plaisamment l’autre légende (celle-ci, déjà démentie par tous nos textes), selon laquelle nous serions partisans en théorie d’un pur spontanéisme quant à l’action des masses. Le plus fantastique schéma de cette supposée évolution de l’I.S. vers le centralisme se trouve dans l’article, à tous égards monstrueux, d’un chercheur du C.N.R.S., Robert Estivals, dans le numéro 12 de la revue Communications. Partant d’une citation, évidemment fausse, d’I.S. n° 5 — « une conception fédérative de l’I.S. fondée sur une autonomie nationale avait été imposée dès l’origine par l’influence de la section stalinienne » (sic), l’auteur constate que ce fédéralisme fut abandonné au profit d’un « conseil central » qui « bientôt… reçoit tous les pouvoirs de la conférence ». On arrive au but : « Enfin la dictature de ce comité central permet en réalité à Debord de diriger directement lui-même l’I.S. »

Pour laisser là ce raisonnement délirant, qui ailleurs va jusqu’à insinuer que cet obsédant Debord aurait à lui tout seul fomenté le mouvement de mai et même causé sa défaite (« l’action menée à Strasbourg, répétition générale de celle entreprise à Paris » — « Il est bon, chemin faisant, de remarquer le goût prononcé de Debord pour le terme international » — « l’Internationale situationniste est essentiellement l’œuvre de Debord » — « La reconversion psychologique n’a pas été effectuée et elle est, selon nous, la cause de l’erreur de l’I.S., et par la suite l’échec de la néo-social-démocratie estudiantine de mai 1968 »), revenons à une « réalité » qui est bien étrangère à la conception psychologico-policière de l’histoire selon Estivals. L’I.S. n’a jamais jusqu’à ce jour, et ceci très délibérément, groupé plus de vingt-cinq à trente participants — fréquemment moins —, ce qui déjà remet dans une plus véridique lumière ces historiettes sur « la base » dépossédée et commandée de haut. La participation d’individus autonomes a été notre exigence constante, quoique pas toujours atteinte par les capacités réelles d’un certain nombre. Dans une première période, il y eut effectivement, sur la base d’un accord très général, une complète autonomie, non seulement en pratique mais dans les conceptions mêmes de ce que l’I.S. pouvait devenir, de nos divers groupes nationaux, quoiqu’ils n’aient pas exactement coïncidé avec les tendances en présence. Ces groupes eux-mêmes changèrent sans qu’il y en eût jamais plus de trois à mener simultanément une activité effective (le plus souvent en Allemagne, France et Hollande). Le Conseil Central fut établi, à la Conférence de Londres, comme un conseil de délégués, se réunissant tous les deux ou trois mois pour coordonner l’activité de nos groupes, et n’ayant aucune sorte d’existence en dehors de ces réunions. Quoique nommés par la Conférence, les délégués furent quelquefois remplacés avant une réunion par d’autres membres envoyés par leur groupe. Un vif débat eut lieu dans l’I.S., à partir de la Conférence de Göteborg, qu’il serait un peu trop simplificateur de qualifier d’opposition entre les « artistes » et les « révolutionnaires », mais qui recoupait largement un tel affrontement. La discussion théorique fut longue et extrêmement démocratique, mais à la fin des manifestations absolument divergentes dans la pratique, la rupture de toute solidarité et le reniement d’engagements précis de la part des « artistes » — qui cependant voulaient rester dans l’I.S. et la compromettre tout entière par leurs propres choix —, entraînèrent leur exclusion en 1962. À ce moment la Sixième Conférence, à Anvers, constata qu’une unification théorique cohérente s’était accomplie. Dès lors, la question fut posée de dissoudre ce Conseil Central, qui ne fut finalement gardé que pour marquer le rattachement à l’I.S. réelle des camarades qui combattaient en Scandinavie l’imposture publicitaire des nashistes, prétendant encore quelque temps représenter l’I.S. dans les galeries de peinture et les journaux de Stockholm. Dès que le nashisme eût disparu, personne ne fit plus jamais mention de ce Conseil Central, qui tut formellement supprimé sans discussion, en 1966 à la Conférence de Paris. L’I.S. après 1962 avait écrit qu’elle se considérait comme un seul groupe uni, quoique plusieurs camarades fussent géographiquement dispersés en Europe, et l’essentiel de l’activité de ce groupe s’organisa en France, où paraissait la revue qui fut sa principale publication (et qui cessa donc, dès son numéro 9, de porter le sous-titre « bulletin central »). Notre perspective était naturellement de reformer, à partir des bases atteintes par ce groupe cohérent, des sections nationales ayant une réelle activité autonome. La première ébauche, en Angleterre, s’effondra au moment même où elle devait commencer à exister en tant que groupe (cf., ici même, la note Les dernières exclusions). C’est seulement en 1968-1969 que l’I.S. s’est retrouvée formée de sections nationales, éditant chacune une revue (il va donc de soi qu’il n’y eut jamais de « groupe de Strasbourg », mais seulement quelques membres de l’I.S. dans cette ville jusqu’au début de 1967).

L’I.S. au moment de sa 8e Conférence, quoique comprenant des camarades d’une dizaine de nationalités — nos sections étant elles-mêmes internationales dans leur composition — est organisée en quatre sections seulement : américaine, française, italienne, scandinave.

 

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Documents

 

La question de l’organisation pour l’I.S.
(avril 1968)

1. Tout ce qui est connu de l’I.S. jusqu’à présent appartient à une époque qui est heureusement finie (on peut dire plus précisément que c’était la « deuxième époque », si l’on compte comme une première l’activité centrée sur le dépassement de l’art, en 1957-1962).

2. Les nouvelles tendances révolutionnaires de la société actuelle, si elles sont encore faibles et confuses, ne sont plus reléguées dans une marge clandestine : cette année elles paraissent dans la rue.

3. Parallèlement, l’I.S. est sortie du silence ; et doit — en termes stratégiques — exploiter maintenant cette percée. On ne peut empêcher la vogue, ici et là, du terme « situationmste ». Nous devons faire en sorte que ce phénomène (normal) nous serve plus qu’il ne nous nuira. « Ce qui nous sert », c’est à mes yeux indistinct de ce qui sert à unifier et radicaliser des luttes éparses. C’est la tâche de l’I.S. en tant qu’organisation. En dehors de ceci, le terme « situationniste » pourrait vaguement désigner une certaine époque de la pensée critique (c’est déjà assez bien d’avoir inauguré cela), mais où chacun n’est engagé que par ce qu’il fait personnellement, sans référence à une communauté organisationnelle. Mais tant que cette communauté existe, elle devra réussir à se distinguer de ce qui parle d’elle sans être elle.

4. On peut dire, relativement aux tâches que nous nous sommes déjà reconnues précédemment, qu’il faut mettre l’accent actuellement moins sur l’élaboration théorique — à poursuivre — que sur sa communication : essentiellement, sur la liaison pratique avec ce qui apparaît (en augmentant vite nos possibilités d’intervention, de critique, de soutien exemplaire).

5. Le mouvement qui commence pauvrement est le début de notre victoire (c’est-à-dire de la victoire de ce que nous soutenions et montrions depuis plusieurs années). Mais cette victoire ne doit pas être « capitalisée » par nous (chaque affirmation d’un moment de la critique révolutionnaire, à ce sens, en appelle déjà — au niveau où elle est — à cette exigence que toute organisation cohérente avancée sache se perdre elle-même dans la société révolutionnaire). Dans les courants subversifs actuels et prochains, il y a beaucoup à critiquer. Il serait très inélégant que nous fassions cette nécessaire critique en laissant l’I.S. au-dessus d’elle.

6. L’I.S. doit maintenant prouver son efficacité dans un stade ultérieur de l’activité révolutionnaire — ou bien disparaître.

7. Pour avoir des chances d’atteindre cette efficacité, il faut voir et déclarer quelques vérités sur l’I.S., qui évidemment étaient déjà vraies auparavant : mais, dans le stade présent, où ce « vrai se vérifie », il est devenu urgent de le préciser.

8. L’I.S. n’ayant jamais été considérée par nous comme un but, mais comme un moment d’une activité historique, la force des choses nous mène maintenant à le prouver. La « cohérence » de l’I.S., c’est le rapport, tendant à la cohérence, entre toutes nos thèses formulées ; entre elles et notre action ; ainsi que notre solidarité pour les questions (beaucoup, mais non toutes) où quelqu’un de nous doit engager la responsabilité des autres. Ce ne peut être la maîtrise garantie à quiconque, qui serait réputé avoir si bien acquis nos bases théoriques qu’il en tirerait automatiquement la bonne conduite indiscutable. Ce ne peut être l’exigence (encore moins la reconnaissance) d’une excellence égale de tous sur toutes les questions ou opérations.

9. La cohérence s’acquiert et se vérifie par la participation égalitaire à l’ensemble d’une pratique commune, qui à la fois révèle les défauts et fournit les remèdes— cette pratique exige des réunions formelles arrêtant les décisions, la transmission de toutes les informations, l’examen de tous les manquements constatés.

10. Cette pratique réclame à présent plus de participants dans l’I.S., pris parmi ceux qui affirment leur accord et montrent leurs capacités. Le petit nombre, assez injustement sélectionné jusqu’ici, a été cause et conséquence d’une surestimation ridicule « officiellement » accordée à tous les membres de l’I.S., du seul fait qu’ils le sont, alors même que beaucoup n’avaient nullement prouvé des capacités minimum réelles (voir les exclusions depuis un an, garnautins ou Anglais). Une telle limitation numérique pseudo-qualitative augmente exagérément l’importance de toute sottise particulière, en même temps qu’elle la suscite.

11. Un produit direct de cette illusion sélective, à l’extérieur, a été la reconnaissance mythologique de pseudo-groupes autonomes, situés glorieusement au niveau de l’I.S., alors qu’ils n’en étaient que les débiles admirateurs (donc, forcément, à court terme, les malhonnêtes détracteurs). Il me semble que nous ne pouvons pas reconnaître de groupe autonome sans milieu de travail pratique autonome ; ni la réussite durable d’un groupe autonome sans action unie avec les ouvriers (sans bien sûr que ceci retombe au-dessous de notre « définition minimum des organisations révolutionnaires »). Toutes sortes d’expériences récentes ont montré le confusionnisme récupéré du terme « anarchiste », et il me semble que nous devons partout nous y opposer.

12. J’estime qu’il faut admettre dans l’I.S. la possibilité de tendances à propos de diverses préoccupations ou options tactiques, à condition que ne soient pas mises en question nos bases générales. De même, il faut aller vers une complète autonomie pratique des groupes nationaux, à mesure qu’ils pourront se constituer réellement.

13. Au contraire des habitudes des exclus qui, en 1966, prétendaient atteindre — inactivement — dans l’I.S. une réalisation totale de la transparence et de l’amitié (on se trouvait presque gênés de juger leur compagnie ennuyeuse), et qui corollairement développaient en secret les jalousies les plus idiotes, les mensonges indignes de l’école primaire, les complots aussi ignominieux qu’irrationnels, nous devons n’admettre entre nous que des rapports historiques (une confiance critique, la connaissance des possibilités ou limites de chacun), mais sur la base de la loyauté fondamentale qu’exige le projet révolutionnaire qui se définit depuis plus d’un siècle.

14. Nous n’avons pas le droit de nous tromper dans la rupture. Nous devrons nous tromper encore dans l’adhésion — plus ou moins fréquemment — : les exclusions n’ont presque jamais marqué un progrès théorique de l’I.S. (nous ne découvrions pas à ces occasions une définition plus précise de ce qui est inacceptable — le côté surprenant du garnautisme tient justement au fait qu’il était une exception à cette règle). Les exclusions ont été presque toujours des réponses à des pressions objectives que les conditions existantes réservent à notre action : ceci risque donc de se reproduire à des niveaux plus élevés. Toutes sortes de « nashismes » pourraient se reformer : il s’agit seulement d’être en état de les détruire.

15. Pour accorder la forme de ce débat à ce que je crois devoir être son contenu, je propose que ce texte soit communiqué à certains camarades proches de l’I.S. ou susceptibles d’en faire partie, et que nous sollicitions leur avis sur cette question.

GUY DEBORD

NOTE AJOUTÉE EN AOÛT 1969

CES NOTES d’avril 1968 étaient une contribution à un débat sur l’organisation, qui devait alors commencer parmi nous. À deux ou trois semaines de là, le mouvement des occupations, qui fut évidemment plus agréable et plus instructif que ce débat, nous força de le repousser.

Seul le dernier point avait été tout de suite approuvé par les camarades de l’I.S. Ce texte donc, qui n’avait certes rien de secret, n’était même pas exactement un document interne. Cependant, vers la fin de 1968, nous avons constaté que des versions tronquées, et sans date, en avaient été mises en circulation par quelques groupes gauchistes, je ne sais dans quel but. L’I.S. a estimé en conséquence qu’il fallait publier dans cette revue la version authentique.

Quand notre discussion sur l’organisation put être reprise, à l’automne de 1968, les faits avaient marché très vite, et les situationnistes adoptèrent ces thèses, qui en ressortaient confirmées. Réciproquement, l’I.S. a su agir en mai d’une manière qui répondait assez bien aux exigences qu’elles avaient formulées pour l’avenir immédiat.

Je crois qu’il faut ajouter une précision, au moment où ce texte connaît une diffusion plus vaste, pour éviter un contre-sens sur la question de l’ouverture relative demandée pour l’I.S. Je n’ai proposé ici aucune concession à « l’action commune » avec ceux des courants semi-radicaux qui peuvent déjà chercher à se former ; ni surtout l’abandon de notre rigueur dans le choix des membres de l’I.S. et dans la limitation de leur nombre. J’ai critiqué un mauvais usage abstrait de cette rigueur, qui pourrait aboutir au contraire de ce que nous voulons. Les excès, admiratifs ou subséquemment hostiles, de tous ceux qui parlent de nous en spectateurs intempestivement passionnés, ne doivent pas trouver leur répondant dans une « situ-vantardise » qui, parmi nous, aiderait à faire croire que les situationnistes sont des merveilles possédant effectivement tous dans leur vie ce qu’ils ont énoncé, ou simplement admis, en tant que théorie et programme révolutionnaires. On a pu voir, depuis mai, quelle ampleur a pris ce problème, et quelle urgence.

Les situationnistes n’ont pas de monopole à défendre, ni de récompense à escompter. Une tâche, qui nous convenait, a été entreprise, maintenue bon an mal an et, dans l’ensemble, correctement, avec ce qui se trouvait là. L’actuel développement des conditions subjectives de la révolution doit mener à définir une stratégie qui, à partir des données différentes, soit aussi bonne que celle que l’I.S. a suivie en des temps plus difficiles.

G.D.

*

Correspondance avec un éditeur

 

L’I.S. à Monsieur Claude Gallimard
5, rue Sébastien-Bottin, Paris 7
e

Paris, le 16 janvier 1969

MONSIEUR,

Nous apprenons que la semaine dernière, chez un certain Sergio Veneziani, un dénommé Antoine Gallimard a parlé à plusieurs personnes, qui nous en ont informé, des situationnistes et de leurs rapports avec la Maison Gallimard. Ce con a dit que « les situationnistes » avaient fait plusieurs offres de service, entre autres à propos d’une collection qu’il avait d’ailleurs fallu « refuser » ; et que pourtant les situationnistes, en corps, étaient « les employés » de la Maison Gallimard, ou sur le point de le devenir tous.

Cette raclure de bidet s’illusionne visiblement, mais ne peut cependant colporter de telles espérances que parce que vous les lui avez confiées.

Fils raté de votre père, vous ne serez pas surpris de trouver dans la génération suivante une débilité aggravée.

Le merdeux s’identifie naturellement, à son tour, à votre pauvre rôle parce que, comme vous, il espère hériter.

Cette vantardise est au-dessus de vos moyens.

Deux situationnistes, jusqu’à présent, avaient fait éditer un livre chez vous. Vous ne connaîtrez jamais plus de situationnistes et, des deux en question, vous n’aurez plus jamais un livre.

Tu es si bête et si malheureux qu’il est inutile d’ajouter rien de plus insultant.

Pour l’I.S. :
G
UY DEBORD, MUSTAPHA KHAYATI, RENÉ RIESEL, RENÉ VIÉNET

 

*

 

Éditions Gallimard

Paris le 17 janvier 1969

Monsieur René Viénet
(…)
Paris 4
e

CHER MONSIEUR,

Votre lettre nous a tous beaucoup amusés, et ce n’est pas inutile dans une époque qui se veut tristement sérieuse.

J’ai trouvé drôle que vous découvriez maintenant que je suis le fils de mon père ; quant à la question de savoir si mes parents m’ont raté ou réussi, je suis étonné que vous n’y ayez pas songé lorsque vous vous êtes uni par un accord avec moi pour la publication de vos livres.

Votre conception de l’hérédité m’a donné une idée (vous me direz que c’est étonnant), mais si mon fils est encore plus bête que moi et moi que mon père, votre grand’père avait sans doute du génie, vous ne nous en avez jamais parlé ?

Mais soyons sérieux une seconde ; je vous ai connu très sérieux dans le domame de la recherche de l’information, en l’occurence vous sembler vous en tenir a des délations de seconde main, tronquées et anonymes.

Puisque vous aimez vous amuser, ne croyez-vous pas que nous pourrions prendre un verre avec le dénommé Antoine Gallimard qui, tout débile qu’il est, ne manque pas d’humour et nous pourrions les uns et les autres nous insulter avec bonheur, car il n’y a rien de fondé dans votre lettre qui puisse changer nos relations. Naturellement si vous pouvez amener vos amis à cette petite réunion qui me changerait un peu de la vie quotidienne, j’en serais enchanté.

CLAUDE GALLIMARD

 

*

 

L’I.S. à Claude Gallimard

Paris, le 21 janvier 1969

TU AS peu de raisons de trouver amusante notre lettre du 16 janvier. Tu as encore plus tort de croire que tu vas pouvoir arranger la chose, et même nous rencontrer autour d’un verre.

Nos témoins sont directs, sûrs, et bien connus de nous. On t’a dit que tu n’auras plus jamais un seul livre d’un situationniste. Voilà tout.

Tu l’as dans le cul. Oublie-nous.

Pour l’I.S. :
C
HRISTIAN SÉBASTIANI, RAOUL VANEIGEM, RENÉ VIÉNET

 

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