DEBORDIANA

Projet Utopolis : Un accord entre le groupe que représente M. Asger Jorn et le Centre « Arti e Costumi », pour la construction d’Utopolis, peut être envisagé aux conditions suivantes :

1°) Le groupe représenté par M. Asger Jorn détient seul la possession et la direction de la réalisation du projet.

2°) La possession inaliénable des terrains et des constructions, et leur entretien, appartiennent entièrement au Centre « Arti e Costumi », ou à la société qu’il pourrait constituer pour le financement et l’exploitation d’Utopolis.

3°) Le groupe représenté par M. Asger Jorn garde toute la gestion « artistique » au sens le plus large de ce terme (et donc la gestion de tous les éléments pouvant conditionner le mode de vie des habitants) dans tout le district d’Utopolis. Ou bien, si ce groupe abandonne ladite gestion, il a un droit de destruction sur l’ensemble des édifices.

4°) Des bâtiments, dont le nombre devra être égal à 1/5 du nombre total des bâtiments d’Utopolis, seront placés en permanence à la disposition du groupe représenté par M. Asger Jorn.

Janvier 1961

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« Asger [Jorn] est arrivé chez moi ce matin. Son explication est qu’il était effectivement au Conseil ! Seulement à distance. Il était entraîné, au sud de Venise, dans une discussion extraordinaire avec le fameux Marinotti qui fait des propositions énormes, justement sur le sujet que nous avons traité au Conseil (construire une ville)…
L’affaire est tellement grosse — à première vue — et si délicate, qu’elle nécessite d’abord que tous les situationnistes observent un absolu secret sur ces possibilités. Et, ensuite, que nous ayons beaucoup de lucidité et des calculs soigneusement pesés avant de marcher dans cette direction. Mais nos conclusions sur la « société anonyme », etc. viennent exactement à leur heure, et nullement en avance.
Ce que j’ai dit à Alsemberg sur la proximité de notre reconnaissance comme avant-garde artistique d’un type tout de même très spécial ; et sur les cartes qu’il faudrait alors être prêts à jouer dans une très courte période d’accélération rapide, pour transformer nos pouvoirs artistiques en pouvoirs plus larges — se trouve nettement confirmé. Et surtout, je crois qu’il nous faut prévoir comme, peut-être,
extrêmement rapproché, ce moment de transformation (où il faudra savoir jouer très vite). »

— GUY DEBORD à Maurice & Rob Wyckaert, 6 décembre 1960.

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« En réponse à ta lettre, reçue aujourd’hui.
Je suis absolument d’accord avec ton idée de faire verser entièrement à Frankin les deux millions que Marinotti veut retenir pour le mouvement situationniste.
Du point de vue de la justice, c’est incontestablement le meilleur parti, parce qu’il est le plus oppressé économiquement, de nous tous.
Du point de vue de la propagande (la stupeur et l’indignation garanties chez les idéologues arrivistes de la gauche), c’est un résultat énorme.
Et je crois qu’il est difficile de défier plus magnifiquement l’idée dominante de paiement et valorisation monétaire des recherches spirituelles, puisque Frankin sera “payé” 2 millions pour 3 articles dans notre revue. Toutes les autres revues du monde deviendront très pauvres en comparaison.
D’autre part, je pense que si Marinotti exécute à très bref délai ce geste, sa bonne volonté sera suffisamment prouvée pour que nous envisagions un travail dans une liberté réciproque, comme tu le dis, par étapes successives discutées séparément. »

— GUY DEBORD à Asger Jorn, 31 janvier 1961.

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« Excellentes nouvelles de Marinotti, tout à fait saisi par notre projet, avançant des contre-propositions très intelligentes, et intéressantes pour nous, afin de ne pas souscrire à toutes nos terribles conditions. Le résultat est donc atteint : il n’a pas rompu et il a bien compris sur quel ton il faut s’adresser à nous. Les perspectives, même immédiates, sont maintenant très favorables. »

— GUY DEBORD à Maurice Wyckaert, 4 février 1961.

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« Le Conseil Central de l’I.S. s’est réuni pour la deuxième fois du 6 au 8 janvier, à Paris. La plus grande part de son travail a été consacrée à l’étude de la construction d’une ville expérimentale à partir de certaines conditions avancées par un centre culturel italien. L’I.S. a admis que l’on ne pouvait poursuivre ces pourparlers que dans la perspective d’un droit reconnu aux bâtisseurs sur l’aménagement de l’ensemble du mode de vie dans cette zone ; plus la disposition permanente de 1/5 des édifices ; plus un droit de destruction des bâtiments en cas d’obstacle apporté à leur gestion (ce dernier préalable a conduit depuis à la mise en sommeil de la négociation). Kotányi avait proposé de présenter ce projet comme une ville thérapeutique de jeu, soulignant que “les idées thérapeutiques de la psychologie moderne n’ont jamais été réalisées dans la construction” ; et, plus précisément, d’envisager la réalisation des architectures décrites par Sade. Il avait également montré que “l’industrie militaire est la mesure actuelle de toute la capacité technique de la société. Nos projets impliquent des techniques qui dépassent notoirement les capacités de l’industrie du bâtiment. Il s’agit d’atteindre des crédits égaux à ceux des recherches militairement orientées” (par exemple ce cyclotron de Genève, produit par la mise en commun des ressources de plusieurs États). Jorn approuve, constatant que “pour les possesseurs des ressources culturelles, les artistes sont des hommes des cavernes, à qui on laisse le droit, quand ils en sortent, d’aller chercher les débris métalliques de l’industrie pour les intégrer à leurs sculptures. Nous pensons corriger cette petite erreur ! Modestement, nous revendiquons le droit de commencer l’art moderne, c’est-à-dire de sortir des cavernes de la civilisation artistique”. Jørgen Nash précise que “toutes les constructions utopiques ont été formulées sur la base d’une ville idéale. Nous sommes contre l’idéal. Nous avons à faire la critique du perfectionnisme idéaliste dans l’ancienne conception utopique (et cette critique de Fourier). Nous ne donnons rien comme satisfaisant”. Le Conseil a adopté un certain nombre d’hypothèses de base pour la définition de cette micro-ville expérimentale, dans une île inhabitée proche des côtes méridionales de l’Italie. »

Renseignements situationnistes (Internationale situationniste n° 6, août 1961).

 

ù

 

De l’architecture sauvage
[Édition originale Asger Jorn, Le Jardin d’Albisola
Edizioni d’Arte Fratelli Pozzo, Torino, décembre 1974]

ON SAIT que les situationnistes, pour commencer, voulaient au moins construire des villes, l’environnement qui conviendrait au déploiement illimité de passions nouvelles. Mais naturellement ce n’était pas facile ; de sorte que nous nous sommes trouvés obligés de faire beaucoup plus. Et tout au long de ce chemin plusieurs projets partiels ont dû être abandonnés, un bon nombre de nos excellentes capacités n’ont pas été employées, comme c’est le cas, combien plus absolument et plus tristement, pour des centaines de millions de nos contemporains.

Asger Jorn, sur une colline de la côte ligure, a maintenant un peu modifié quelques vieilles maisons, et construit un jardin qui les rassemble. Quel commentaire plus paisible pourrait-il convenir ? Nous sommes devenus célèbres, nous dit-on. Mais l’époque, qui ne connaît pas encore tous ses moyens, est aussi loin d’avoir reconnu tous les nôtres. Asger Jorn en a tant fait un peu partout que bien des gens ne savent pas qu’il a été situationniste plus que n’importe quoi d’autre, lui, l’hérétique permanent d’un mouvement qui ne peut admettre d’orthodoxie. Personne n’a contribué comme Jorn à l’origine de cette aventure : il trouvait des gens à travers l’Europe, et tellement d’idées, et même, dans la plus gaie misère, fréquemment de quoi amortir les plus criantes des dettes que nous accumulions dans les imprimeries. Les quinze années qui ont passé depuis la rencontre de Cosio d’Arroscia ont assez bien commencé à changer le monde mais pas nos intentions.

Jorn est de ces gens que le succès ne change pas, mais qui continuellement changent le succès en d’autres enjeux. Contrairement à tous ceux qui, naguère, fondaient leur carriérisme sur la répétition d’un seul gag artistique essoufflé, et contrairement à tous ceux qui, plus récemment, ont prétendu fonder leur qualité générale imaginaire sur la seule affirmation d’un révolutionnarisme total et totalement inemployé, Asger Jorn ne s’est jamais privé d’intervenir, même à la plus modeste échelle, sur tous les terrains qui lui étaient accessibles. Autrefois, il a été un des premiers à entreprendre une critique moderne de la dernière forme d’architecture répressive, celle qui à présent fait tache de mazout sur « les eaux glacées du calcul égoïste », et dont les tenants et les aboutissants peuvent donc être partout jugés sur pièces. Et dans cette habitation italienne, mettant une fois de plus la main à la pâte, Jorn montre comment, aussi sur cette question concrète de notre appropriation de l’espace, chacun pourra entreprendre de reconstruire autour de lui la Terre, qui en a bien besoin. Ce qui est peint et ce qui est sculpté, les escaliers jamais égaux entre les dénivellations du sol, les arbres, les éléments rajoutés, une citerne, de la vigne, les plus diverses sortes de débris toujours bienvenus, tous jetés là dans un parfait désordre, composent un des paysages les plus compliqués que l’on puisse parcourir dans une fraction d’hectare et, finalement, l’un des mieux unifiés. Tout y trouve sa place sans peine.

Pour qui n’oublie pas les relations conflictuelles et passionnées, et par la force des choses restées assez distantes, des situationnistes et de l’architecture, ceci doit apparaître comme une sorte de Pompeï inversée : les reliefs d’une cité qui n’a pas été édifiée. De même que la collaboration d’Umberto Gambetta à tous les aspects de l’ouvrage y apporte, sinon le jeu collectif dont Jorn a exposé les perspectives pour le dépassement de la culture et de la vie quotidienne séparées, du moins son plus strict minimum.

Le Facteur Cheval, plus artiste, avait bâti tout seul une architecture monumentale ; et le roi de Bavière eut de plus grands moyens. Jorn a ébauché, entre autres choses et en passant, cette sorte de village fâcheusement borné à la superficie d’une si petite « propriété privée » ; et qui témoigne de ce que l’on peut commencer à faire, comme le disait un autre de ceux qui posèrent les bases du mouvement situationniste, Ivan Chtcheglov, « avec un peu de temps, de chance, de santé, d’argent, de réflexion, (et aussi) de bonne humeur… »

La bonne humeur en tout cas n’a jamais manqué dans le scandale situationniste au centre même de tant de ruptures et de violences, de revendications incroyables et de stratégies imparables. Ceux qui aiment à s’interroger vainement, sur ce que l’histoire aurait pu ne pas être — dans le genre : « il aurait été meilleur pour l’humanité que ces gens-là n’eussent jamais existé » —, se poseront assez longtemps un amusant problème : n’aurait-on pas pu apaiser les situationnistes, vers 1960, par quelque réformisme lucidement récupérateur, en leur donnant deux ou trois villes à construire, au lieu de les pousser à bout en les contraignant de lâcher dans le monde la plus dangereuse subversion qui fut jamais ? Mais d’autres rétorqueront certainement que les conséquences eussent été les mêmes ; et qu’en cédant un peu aux situationnistes, qui déjà n’entendaient pas se satisfaire de peu, on n’eût fait qu’augmenter leurs prétentions et leurs exigences ; et qu’on n’en serait venu que plus vite au même résultat.

Septembre 1972
G
UY DEBORD

 

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